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En mouvement: dans les mondes réels et virtuels

Entre Sven Kesselring (Sociologue)
Et Elly Clarke (Artiste)

01 Mars 2013

Une photographe et un sociologue échangent sur la relation entre mobilités réelles et mobilités virtuelles et l’impact de leur développement sur nos modes de vie au regard du changement climatique et de la crise énergétique.



01. Quelle relation faites-vous entre mobilités réelles et mobilités virtuelles ? L'une est-elle le substitut de l'autre ? Sont-elles complémentaires ? Sont-elles interdépendantes ? Ou s'opposent-elles plutôt l'une à l'autre ?

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Sven Kesselring

Il n’y a pas de réponse simple à ces questions. Personnellement, je préfère parler de mobilité digitale plutôt que de mobilité virtuelle. Ce qui caractérise la nature de ces nouvelles formes de mobilité – mais aussi de connectivité et d’immédiateté – c’est que les codes, les signes, les chiffres, les symboles et les images voyagent à travers le temps et l’espace. De plus en plus, l’espace technologique enveloppe les activités humaines, les mouvements et les interactions. Les mondes physiques et virtuels – ou plutôt créés numériquement – sont connectés, liés et s’influencent les uns les autres.

De plus, les espaces technologiques / numériques sont désormais toujours présents, lorsque nous voyageons. Ainsi lorsque nous sommes en mouvement – en train, en bus, en voiture, en bateau, à vélo ou en avion – ces espaces numériques voyagent avec nous. La mobilité – dans le sens de capacité à changer de position dans l’espace –évolue car nous avons toujours plus de raisons d’être connectés, de nous informer ou d’aller voir des lieux et des gens dans le virtuel. Ces espaces d’opportunité fondés sur les nouvelles technologies transforment et modifient les cultures contemporaines et à venir de la mobilité.

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E. C

J’aime beaucoup l’image des signes, des codes, des chiffres, des symboles et des images qui nous accompagnent lorsque nous voyageons physiquement à travers le monde – comme les bulles au-dessus de la tête des personnages dans les bandes dessinées. Je pense que ce qui est intéressant c’est la manière dont ces codes affectent notre compréhension du monde. Pas uniquement sur la question du où sommes-nous mais aussi sur celle du qui sommes-nous et du qui sont ceux qui nous entourent.

Comme vous le dites, plus ces espaces digitaux seront amenés à se développer, plus les mobilités digitale et physique seront liées puis, à un stade ultime, interdépendantes.

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Elly Clarke

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Sans l’ombre d’un doute, je pense que la mobilité physique et la mobilité virtuelle deviennent de plus en plus complémentaires. Un exemple très pratique... Le GPS nous aide à trouver notre chemin pour nous rendre à la prochaine fête. Et grâce à l’application géniale « Quand le prochain bus arrive-t-il ? », je n’ai plus besoin de me casser la tête à essayer de lire la fiche horaire ! Plus poétiquement, faire l’expérience d’un lieu dans la réalité se présente désormais souvent comme la suite d’un voyage virtuel commencé en ligne. L’expérience physique d’un lieu ne se mesure souvent qu’en tant qu’il peut être décrit à ceux qui ne s’y trouvent pas : par les photos, les vidéos, Instagram ou Facebook.

En tant qu’artiste et commissaire d’exposition, je m’intéresse à l’impact de cette mobilité toujours croissante sur notre perception du moi, en tant qu’individu et en tant que membre d’une communauté. Je m’intéresse à la manière dont nous nous approprions cette double vie, entre « réel » et « virtuel », entre « ici » et « là-bas ». Ma petite amie est dans la salle de bain ; une ancienne amante, sur un autre continent, dans un autre fuseau horaire, tweete une photo de son déjeuner. Et sur la façon dont cela modifie notre manière d’évoluer dans l’espace et d’interagir avec les gens vivant à nos côtés.

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S. K

Je suis d’accord. Nous faisons face à l’essor d’un nouveau type de mobilité et d’une nouvelle culture technologique. La vie virtuelle est longtemps restée cantonnée à l’univers des auteurs de science fiction. Mais aujourd’hui, l’altérité, la simultanéité et la synchronicité font partie de notre quotidien.

Pour autant, nous ignorons complètement les inégalités sociales d’accès à ces nouvelles technologies. Et nous oublions combien ce point de vue est en réalité élitiste. Ce que les pionniers de la mobilité appellent « nouvelles opportunités » implique en effet une puissante culture du contrôle et une perte de liberté. Le droit de ne pas être disponible, d’être déconnecté, devient quelque chose de précieux – voire même un luxe dans un monde hyper-mobile.

02. Alors que ces deux types de mobilité se développent, quel en est l'impact sur nos vies professionnelles et nos modes de vie contemporains ?

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Sven Kesselring

Un impact puissant et porteur de changements. Le travail nomade est peut-être la grande question de la décennie à venir voire même des années qui suivront. Compte tenu de l’équipement technologique dont nous disposons, nous pouvons travailler où où nous le voulons et quand nous le voulons. Le fait d’être joignable et connecté lorsque nous sommes en déplacement constitue un changement majeur dans la vie professionnelle. Le voyage d’affaire n’est plus une activité individuelle et solitaire. De plus en plus, vous avez des compagnons de voyage qui vous parlent dans l’oreille, vous envoient des messages ou des instructions. Il n’est plus possible de se déconnecter et beaucoup de gens en arrivent ainsi à perdre le contrôle de leur mobilité.

Nous devons retrouver la capacité et le droit de ne pas répondre immédiatement lorsque des emails arrivent. Et pratiquer ce que l’on appelait au 19e siècle le regard panoramique : lever la tête et regarder ce qu’il y a autour de nous. Les nouvelles technologies nous font également perdre beaucoup en concentration mais aussi en perception des paysages ou de la géographie. Cela étant, nous en tirons bien entendu aussi des bénéfices. Nous réalisons l’un des rêves de l’humanité : voyager avec nos amis même lorsque nous partons dans une direction opposée à la leur ou que nous les laissons derrière nous.

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E. C

Je suis tout à fait d’accord avec le fait que nous devons retrouver le droit de ne pas être joignable tout le temps. Pouvoir être contacté 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 constitue une pression qui génère un stress de plus en plus important. J’ai lu qu’à New York certains hôtels ont mis en place des dispositifs du type « lâchez votre téléphone portable » afin que leurs hôtes puissent avoir un peu de temps libre !

Le seul moment où il est réellement possible de faire un break, c’est dans l’avion. Finalement, il n’y a que quand vous vous déplacez à plus de 1000 kilomètres heures, coincé dans un siège minuscule, que vous pouvez avoir un peu d’espace pour reposer votre tête et profiter de la solitude ! Cela dit, cette connectivité a aussi quelque chose d’incroyable. Sans elle, je ne pourrais pas exercer mon métier.

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Elly Clarke

Le fait de pourvoir se connecter grâce à la technologie devrait réduire les besoins de déplacement mais c’est bien souvent le contraire qui se produit. La technologie mobile modifie notre conception du « proche » et du « lointain ». Plus que jamais nous sommes en mesure de savoir ce qui se passe ailleurs. Au bout d’un moment, on finit par prendre un billet d’avion ou de train pour satisfaire son désir de vivre ce qu’on a perçu de loin, dans la réalité. De fait, la mobilité virtuelle ne s’est pas substituée à la mobilité physique.

Pour quelqu’un comme moi, dont la vie est partagée entre Birmingham, Berlin et Londres, savoir à tout moment que des événements ont lieu dans ces villes conduit à un sentiment d’agitation – l’impression que je ne suis jamais vraiment au bon endroit au bon moment.

Au niveau professionnel, plus les gens travaillent à distance, plus est grand le risque de se sentir isolé. En novembre – décembre 2012, j’organise une exposition en ligne qui s’intitule L’isolement connecté sur le site new-yorkais CultureHall.com . Je suis inquiète à l’idée que la mobilité physique puisse être réservée aux gens importants alors que les travailleurs auraient le sentiment d’en être écartés. La solitude est un effet collatéral de la connectivité virtuelle. Même avec Skype, le contact visuel n’est pas possible.

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S. K

Les mobilités numériques et l’enchevêtrement des espaces virtuels, technologiques, sociaux et physiques ont transformé notre perception de la normalité. De plus en plus de gens sont confrontés à des attentes grandissantes quant à leur mobilité, leur flexibilité et leur disponibilité. Aujourd’hui, on estime qu’environ 35 % des emplois sont des emplois nomades.

Cela veut dire que les travailleurs échangent en permanence des informations pendant qu’ils sont en mouvement. Cette révolution a des conséquences durables et irréversibles sur toutes les formes de communication et d’interaction sociales.

03. Ces développements sont-ils durables ? Notamment par rapport aux enjeux auxquels nous devons faire face en termes de changement climatique et de crise énergétique ?

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Sven Kesselring

Non, absolument pas ou du moins pas pour le moment. Les systèmes de mobilité courants sont loin d’être durables. Dans le monde, la mobilité représente 35 000 millions de passagers-kilomètres par an et ce chiffre devrait doubler dans les 40 prochaines années. Compte tenu des conséquences indirectes très négatives des déplacements sur la qualité de vie, la santé, la vie sociale et l’environnement, cette perspective est tout à fait désastreuse. La mobilité virtuelle intensifie la mobilité physique. De ce fait, plus nous communiquons, plus nous avons de raisons de voyager.

Les suspects habituels que sont les politiques et les industriels n’ont pas été en mesure de faire évoluer ces sentiers de dépendance. Mais il est nécessaire que nous trouvions de nouvelles voies, de nouveaux experts ainsi que des gens ordinaires et de nouvelles politiques pour gérer la transition vers la mobilité durable. Nous avons tous besoin de repenser la mobilité : comment pouvons-nous être connectés avec les gens que nous aimons ou avec qui nous travaillons, mais aussi avec les lieux, les cultures et les expertises tout autour de la terre ? Il n’y a pas de retour en arrière possible vers une vie sans mobilité et il se peut que les technologies jouent un rôle important vis-à-vis de cette problématique. Pour autant, la mobilité du futur suppose une pensée et une planification innovantes.  

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E. C

J’adore cette phrase : « La mobilité virtuelle intensifie la mobilité physique ». Quelque chose doit être fait pour juguler l’accroissement des déplacements physiques. Je pense de ce point de vue que l’investissement dans les communautés locales est essentiel. Plus les gens peuvent faire des choses depuis l’endroit où ils se trouvent, moins ils ont besoin de se déplacer. En allant beaucoup plus loin, je prévois qu’un jour il faudra rationner les voyages. Et c’est justement là que ça deviendrait effrayant. Parce que dans une telle hypothèse, ce sont les gens « importants » qui voyageraient beaucoup, alors que les autres seraient rationnés !

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Elly Clarke

Essayer de persuader les gens de moins voyager est assez compliqué. La clé du problème consiste plutôt, je pense, à construire des communautés de proximité et à faire en sorte que les gens soient conscients de ce qui se passe localement. C’est aussi simple, sinon plus simple, de s’informer sur ce qui se passe au Musée d’Art Moderne de New York que de se renseigner sur l’actualité de la galerie qui est en bas de la rue. Les lieux de proximité ont besoin de comprendre comment ils peuvent attirer les gens du voisinage afin de leur proposer un espace-temps commun et bien réel, loin des ordinateurs.

A titre personnel, je me sens coupable du nombre de mes voyages en avion. Mais l’art, pour l’instant, ne peut pas s’apprécier totalement en ligne. Dans le monde de l’art plus qu’ailleurs, les relations interpersonnelles constituent le point d’appui, le pivot, de toute collaboration. De ce fait, pouvoir se rencontrer de visu est un impératif.

Mon dernier travail en tant que commissaire d’exposition du projet FRAME Birmingham, a été conçu en réponse à certaines de ces questions. Il s’agissait d’installer des œuvres en 2D d’artistes venus des quatre coins du monde dans des lieux de rendez-vous et des entreprises à travers la ville, afin d’amener l’art à de nouveaux publics. L’art, en ce sens, a la capacité de rassembler les communautés locales et de renforcer les liens au sein des villes.

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S. K

Lorsque nous parlons de durabilité, nous oublions souvent la dimension sociale. Les gens doivent apprendre à dire non lorsqu’ils sont confrontés à des demandes toujours plus fortes de mobilité. L’exemple extrême, c’est celui de Ryan Bingham – le personnage du film In The Air incarné par George Clooney – qui passe l’essentiel de son temps dans des avions. Cette fiction montre bien que nous devons apprendre à maintenir des relations sociales dans un monde en perpétuel mouvement.

La mobilisation de nos vies est peut-être le plus grand défi de notre société. Je crois qu’un changement de notre culture professionnelle serait le meilleur moyen pour résoudre cette problématique et assurer un développement durable de la mobilité.


Sven Kesselring

Sociologue

Sociologue, grand connaisseur de la mobilité, le Dr. Sven Kesselring enseigne la mobilité, la gouvernance et l'urbanisme à l’université d’Aalborg (Danemark) et dirige la recherche sur les mobilités chez Innovationsmanufaktur GmbH, à Munich. En 2004, Il a fondé le réseau européen Cosmobilities Network.


Elly Clarke

Artiste

Elly Clarke est photographe, artiste et commissaire d’expositions, elle s’intéresse tout particulièrement à la mobilité – des gens, de l’information et des choses. Vivant entre Birmingham et Berlin, son travail a été présenté en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Russie.



Pour citer cette publication :

Sven Kesselring et Elly Clarke (01 Mars 2013), « En mouvement: dans les mondes réels et virtuels », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Avril 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/610/en-mouvement-dans-les-mondes-reels-et-virtuels


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