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Qu’arrive-t-il aux mobilités en situation de crise ?

Par
Monika Büscher (Sociologue)
29 Janvier 2013

Des catastrophes naturelles aux attaques terroristes, des ouragans aux meurtres de masse, les crises révèlent à quel point nous sommes dépendants des mobilités. Monika Büscher, docteur en sociologie, étudie la complexité du défi auquel nous sommes confrontés en cas d’urgence majeure.






Qu’arrive-t-il aux mobilités en situation de crise ? Les médias ont baptisé le XXe siècle le « siècle des catastrophes ». La croissance démographique et l’exode rural, la multiplication des épisodes climatiques extrêmes et l’interconnexion du monde moderne sont autant de facteurs qui accélèrent la faillite du système mondial, reflétée par les pandémies, le terrorisme et les crises financières. Le Financial Times (2011) classe la gestion des catastrophes parmi les dix grands défis de la science. Analyser les crises à l’aune des mobilités est une démarche très productive. En effet, les crises et leurs conséquences mettent en évidence combien les systèmes sociaux, politiques et économiques contemporains dépendent de mobilités complexes, ce qui les rend vulnérables à la propagation en cascade de conséquences chaotiques. Même les crises mineures peuvent avoir des conséquences de grande portée. La recherche sur les mobilités peut permettre de cartographier, suivre, analyser et révéler ces flux et connexions. D’une certaine manière, les crises offrent un cadre propice à l’étude des mobilités, des blocages des déplacements et des immobilités en les rendant visibles.

Gestion de la catastrophe au Japon

La triple catastrophe survenue au Japon se situe à un autre niveau quant aux pertes encourues et aux effets d’entraînement qu’elle a générés. Elle a en effet engendré très rapidement des perturbations dans l’industrie automobile mondiale, qui repose sur une logistique en « juste-à-temps ». Les premiers rapports faisant état de pénuries sont sortis au bout de quelques jours et, à fin mars 2011, soit 17 jours seulement après le tremblement de terre, un rapport de Morgan Stanley indiquait que « la question d'une possible pénurie d’approvisionnement constitue une priorité majeure à l’échelle mondiale ». Les effets sur l’industrie automobile et le coût économique total d’environ 235 milliards de dollars, selon les estimations de la Banque mondiale ne représentent bien entendu qu’une part infime des pertes accablantes engendrées par cette catastrophe. Mais, outre le fait de « disséquer » et d'évaluer les vulnérabilités et les inégalités des systèmes actuels, marqués par des formes extrêmes et multiples de mobilité, une analyse de ces dernières, associée à nos méthodes mobiles, peut contribuer à modeler les systèmes de mobilité afin de les rendre « meilleurs », plus efficaces, plus durables et plus humains. C’est bien sûr un défi colossal pour la science que de rendre les critiques constructives et de s’engager dans des débats sur la valeur qui pourrait ou devrait être donnée au terme « meilleur ». Mais, du moins en ce qui me concerne, l’étude des mobilités génère de précieuses opportunités pour une recherche engagée, alliant intégrité et efficacité.

Améliorer la communication lors d’une crise

Pour le projet Bridge, je travaille en collaboration avec un groupe d’une cinquantaine d’informaticiens et de professionnels des interventions d’urgence pour concevoir ensemble de meilleures technologies, infrastructures et pratiques de communication visant à garantir une réponse urgente pluri-institutionnelle aux grandes catastrophes. Cependant, la collaboration massive requise dans ces circonstances soulève d’énormes difficultés. Les réflexions menées partout dans le monde sur les efforts d’intervention au lendemain d’une catastrophe ne cessent de mettre en lumière des problèmes de communication, de coordination et de collaboration.

Problèmes survenant lors des interventions en cas de catastrophe

Ainsi par exemple, à la suite de l’Ouragan Katrina, le Département d’État américain a immédiatement débloqué des moyens pour l’aide humanitaire et des secours d’urgence, notamment 300 camions, 300 bateaux, des avions et du personnel. Or, malgré plusieurs tentatives de distribution de ces ressources, aucun mécanisme n’a été mis en place pour les intégrer et les déployer efficacement. Un mois plus tôt, lors des attentats à la bombe de Londres en 2005, il s’est avéré que les radios utilisées pour coordonner les services d’urgence ne fonctionnaient pas dans le métro, où de nombreuses explosions s’étaient produites. Il a fallu recourir à des coureurs humains pour relayer les informations entre les organismes en présence. L’analyse menée après la catastrophe a révélé également que les organismes chargés des secours ont entravé la continuité des soins par leur interprétation beaucoup trop rigide des règlementations en matière de protection des données, refusant de communiquer les noms et coordonnées recueillis auprès des victimes. C’est pourquoi certaines personnes sont passées au travers des mailles du filet, ce qui a été à l’origine de beaucoup de souffrance. Dans le cadre du projet Bridge, mes collaborateurs et moi-même menons des études avec les services d’urgence pour tenter de comprendre comment améliorer la communication et les modalités de coordination et de collaboration. Il ne s’agit pas de renforcer ou d’améliorer la technologie appliquée à ces problèmes bien réels, mais d’encourager et de démultiplier les pratiques effectives auxquelles ces personnes ont recours pour communiquer et collaborer. C’est une vaste tâche, et je ne peux que vous donner un aperçu de ce que nous sommes en train de mettre en place.

Engagement du public dans les interventions d’urgence

Le projet repose sur une infrastructure visant à assurer une « interopérabilité émergente » et une réaction plus efficace en cas d’urgence. Chaque situation d’urgence est différente. Il faut articuler des plans d’urgence bien pensés et bien rodés avec la nécessité d’improviser et de réunir des éléments susceptibles d’être utiles à cet instant. Ces dernières années, les situations d’improvisation les plus nombreuses ont eu lieu à l’occasion de l’engagement du public. Dans le cas des incendies de 2007 en Californie, par exemple, les personnes concernées ont estimé que la communication assurée par les organismes officiels et les médias était trop lente, et que les informations étaient rapidement obsolètes ou inexactes. Avec leurs téléphones portables, elles ont commencé à émettre leurs propres rapports sur la situation, établissant une cartographie de la propagation des incendies. Ainsi les travaux de recherche lancés par un groupe dirigé par Leysia Palen, de l’Université du Colorado à Boulder, ont montré que les informations fournies par un public mobile et largement distribué sur le territoire pourraient accroître sensiblement la connaissance qu’avaient les intervenants professionnels de la situation. Ainsi, il existe un réel potentiel pour combiner les efforts de ces publics mobiles avec les efforts des intervenants professionnels d’une manière susceptible d’assurer une intervention d’urgence plus réactive. Cela ne va pas non plus sans difficulté. Laissez-moi vous donner un exemple :

La fusillade en Norvège

L’année dernière, le 22 juillet, je rentrais chez moi après le travail. La BBC diffusait des bulletins sur un attentat à la bombe à Oslo. Il s’avère que de nombreux collaborateurs du projet Bridge travaillent à Oslo. Je me suis immédiatement garé et j’ai appelé Jan Harvard, l’un de mes collègues, pour savoir si tout allait bien. Une fois rassurée, je lui ai demandé s’il pouvait récupérer les communications des réseaux sociaux à ce sujet. C’est ce qu’il a fait et nous avons analysé près de 220 000 tweets. Nous avons alors remarqué une chose particulièrement intéressante : la quantité de tweets réclamant ou proposant des ressources. Les gens ont diffusé les coordonnées téléphoniques des hôpitaux ; ils ont réalisé des appels au don du sang et ont demandé à ce que les gens ouvrent leurs réseaux Wifi car il y avait saturation des réseaux de téléphones portables. Ensuite, si vous vous souvenez bien, le tueur s’est déplacé jusqu’à l’île d’Utøya, à environ 35 km au nord-est d’Oslo, et a abattu 69 jeunes réunis pour un rassemblement de jeunes du Parti Travailliste. Peu après le début de la fusillade sur Utøya, le musicien Nils Petter a reçu le tweet suivant de l’une des personnes présentes sur l’île : "Nous sommes assis au bord du lac. Un homme en uniforme de police tire des coups de feu. Aidez-nous à anticiper l’arrivée de la police." Cela a été envoyé à 5h58, le 22 juillet d'un iPhone Au moment où ce tweet a été envoyé, les forces de police était déjà arrivées sur la berge opposée, qui n’est qu’à 1500 mètres de la jetée sur l’île. Mais elles n’ont réellement atteint l’île qu’une demi-heure plus tard, car elles avaient du mal à appréhender la situation et le danger : il pouvait y avoir une autre bombe. Donc, sur Twitter, Nils Petter à reçu davantage d’informations mises à jour en provenance de l’île. Si vous lisez ces tweets de bas en haut, vous verrez des détails sur les blessures et l’état de la situation. Imaginez-vous lisant cela, et imaginez que vous avez un ami sur l’île. Peut-être que vous ne l’auriez pas fait, mais beaucoup les ont appelés. Et la réponse de Nils Petter révèle ensuite qu’il était crucial d’empêcher les gens de le faire. Sur un ton d’urgence, il tweete « Ne téléphonez pas à des connaissances sur Utøya », expliquant que « Cela peut les mettre en danger » : le son d’une sonnerie de portable aurait attiré l’attention du tireur sur eux. Donc, dans les faits, Nils Petter est un opérateur d’intervention d’urgence bénévole servant d’intermédiaire entre les personnes sur l’île et leurs amis, leur famille et le public en train de s’inquiéter.

Des bateaux à la rescousse

Au même moment, certaines des personnes à proximité de l’île ont entendu des tirs et des appels au secours et ont utilisé leurs bateaux pour recueillir des personnes présentes à Utøya et dans les eaux voisines. Nous ne savons pas vraiment si les tweets ont incité les gens à le faire ou non. Mais en parallèle, de nombreux tweets et retweets ont encouragé des résidents et touristes proches d’Utøya à utiliser leur propre embarcation pour secourir les gens : "Il est recommandé aux bateaux près d’Utøya de recueillir les gens dans l’eau..." "La température est basse..." "Risque élevé de noyade..." "Un bateau de sauvetage est en route". "Avez-vous un bateau à proximité d’Utøya ? Récupérez les enfants en train de nager autour d’Utøya ! " Tout cela s’est passé en grande partie pendant que les intervenants d’urgence officiels en étaient encore à se demander comment s’organiser et atteindre l’île. Vous trouverez d’autres discussions sur ce type d’engagement du public en ligne et hors ligne en réaction à une crise, ainsi que sur les possibilités et dilemmes que cela implique pour effectuer des interventions d’urgence réactives, dans un article que nous avons écrit sur le concept de “réponse périphérique".

La question de la protection des données

Je tiens à finir en revenant sur une remarque que j’ai formulée plus haut à propos de l’interprétation trop rigide de la réglementation en matière de protection des données faite par les organismes d’intervention d’urgence. Le traitement des données personnelles en rapport avec les crises pose en effet un défi vraiment sérieux, et même capital à mon sens. Tous ces téléphones portables pourraient servir à connaître la position de leur propriétaire si on le souhaitait, puisque même si le téléphone est éteint, il est possible de le géolocaliser. Les types de systèmes d’« interopérabilité émergente » que nous sommes en train de concevoir dans le cadre du projet Bridge facilitent en pratique le partage de données pour les parties impliquées dans une intervention d’urgence. Et il va de soi que, lorsqu’il s’agit de vie ou de mort, vous voulez que les gens sachent où vous êtes et qu’ils vous trouvent rapidement, et qu’ils assurent un service personnalisé en fonction de vos antécédents médicaux, par exemple. Mais pouvez-vous également vous attendre à ce que les portes ouvertes ouvertes entre ces organismes se referment une fois l’urgence passée ? Quand est-ce qu’une crise est terminée ? Qui décide ? Quel en est l’impact sur la séparation des pouvoirs, caractéristique essentielle des sociétés démocratiques ? Quels types de mobilités créons-nous ici ?

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Méthodes mobiles

Les méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.

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Monika Büscher

Sociologue

Monika Buscher dirige le département de sociologie de l'Université de Lancaster. Ses recherches se concentrent autour de plusieurs domaines : recherche sur la mobilité, design, ethnométhodologie, études de la science et des technologies, conception participative.



Pour citer cette publication :

Monika Büscher (29 Janvier 2013), « Qu’arrive-t-il aux mobilités en situation de crise ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 25 Avril 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/599/quarrive-t-il-aux-mobilites-en-situation-de-crise


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