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Les nomades numériques

Recherches terminées
Début: Juin 2020
Fin: Juillet 2022

Les nomades numériques en sont venus à symboliser le rêve d’une combinaison harmonieuse entre travail et loisirs, libérée des contraintes des horaires de bureau et des relations de travail hiérarchiques. C’est l’image projetée par les médias et la façon dont les nomades numériques eux-mêmes aiment souvent se présenter. Mais les données empiriques confirment-elles ces images oniriques ? Les sociologues et les anthropologues dévoilent une réalité plus complexe, souvent marquée par l’insécurité financière, le souci de productivité, la nécessité de rester en mouvement, etc. Le rapport présenté ici passe en revue les recherches en sciences sociales menées sur les nomades numériques avant la pandémie de Covid-19 et ouvre la réflexion sur son avenir potentiel.

Acteurs de la recherche

 

Contact : Christophe Gay

Revue de littérature sur les nomades numériques – présentation

Ces dernières années, les nomades numériques ont attiré l’attention des médias. Les journalistes les ont présentés comme de jeunes citoyens du monde, ayant « réalisé le rêve » de limiter leurs heures de travail et d’occuper le reste de leur journée à se relaxer sur la plage ou à découvrir des lieux exotiques. Leur mode de vie est décrit comme une combinaison harmonieuse de travail, de loisirs et de mobilité, une voie permettant de se libérer des routines et des hiérarchies du travail de bureau, et d’échapper au poids des ancrages. Ces récits mettent en scène une contre-culture, attachée à la liberté de voyager léger, opposée au sédentarisme et à l’accumulation des possessions matérielles.

Ce portrait, qui est encore dominant dans les médias, correspond aussi à la façon dont les nomades numériques aiment se présenter sur les réseaux sociaux. Pourtant, des recherches de plus en plus nombreuses montrent une réalité plus complexe, souvent caractérisée par une insécurité financière, un risque de « travail précaire », une peur de la solitude, des efforts pour séparer vie professionnelle et loisirs afin de rester productif, et même un stress généré par les incitations à rester en mouvement dans le but de renvoyer sur les réseaux sociaux l’image idéale d’un nomade numérique.

Si la plupart des observateurs ont vu dans le nomadisme numérique une tendance intéressante mais marginale, il est possible que la normalisation du travail à domicile dans de nombreux secteurs, durant la pandémie de Covid-19, ait créé les conditions d’une expansion de ce mode de vie. Le futur du nomadisme numérique dans un monde post-Covid est encore incertain, mais l’étude de ses aspects concrets avant la pandémie peut permettre de réfléchir à ses horizons possibles.

La revue de littérature effectuée par Maurie Cohen et Laura Stanik replace le phénomène dans le contexte d’une conception étendue de la modernisation, de la transformation des pratiques professionnelles et des discours contemporains portant sur la mobilité (et l’immobilité). Par ailleurs, les auteurs ont voulu ancrer notre compréhension du phénomène dans des ensembles de travaux issus de la sociologie, de la géographie, de l’économie politique, de l’anthropologie et du tourisme culturel ; ils ont également intégré des éléments issus de travaux coopératifs assistés par ordinateur. Enfin, ils ont pris en compte des recherches diverses, qui se recoupent en partie, concernant les modes de vie itinérants et le nomadisme à l’échelle mondiale.

Cette brève introduction au rapport s’attache à la littérature explicitement dédiée aux nomades numériques. La première partie porte sur les tentatives actuelles de définition, à partir d’éléments empiriques. Les autres parties offrent une synthèse des principales conclusions des travaux universitaires autour de six thèmes : travail, loisirs, espaces partagés, pratiques de mobilité, économie politique et identité. La dernière partie présente des pistes de recherche sur les nomades numériques, autour de la problématique des mobilités.

Définir le nomadisme numérique

L’intérêt des universitaires pour le nomadisme numérique est relativement récent et, bien que les recherches soient de plus en plus nombreuses, le manque de cohérence nuit souvent à la compréhension du terme et du phénomène. De nombreuses tentatives de définition suggèrent que ce mode de vie ne représente qu’une nouvelle étape de développement de modèles déjà connus. La difficulté à élaborer une définition tient en partie au fait que l’indépendance au lieu, les déplacements permanents et le travail mobile sont généralement vus comme des éléments essentiels, alors qu’il s’agit là d’aspects partagés avec d’autres modes de vie et de travail géographiquement indépendants, qui sont similaires et conceptuellement proches.
Le tableau 1 montre certaines des formulations proposées à ce jour.

Tableau 1

Auteur Date Définition du nomade numérique
Liegl 2014 Reprend l’idée de technologies numériques permettant une connexion « partout, tout le temps », mise en avant par le pionnier de la recherche en informatique Leonard Kleinrock, et décrit le nomade numérique comme « un travailleur mobile de la connaissance, disposant de technologies numériques permettant de travailler ‘partout, tout le temps’ » (p. 163).
Wang, Schlagwein, Cecez-Kecmanovic et Cahalane 2018 « Les nomades numériques sont des télétravailleurs qui ont atteint une telle mobilité géographique qu’ils sont libres de travailler à partir de presque n’importe où dans le monde » (p. 2). Les nomades numériques sont « des télétravailleurs qui peuvent travailler et vivre n’importe où, grâce à leur extrême mobilité géographique » et qui « choisissent donc de travailler de partout, vivant une vie dans laquelle voyage et travail se mêlent en permanence » (p. 9). « Nous pouvons comprendre le nomadisme numérique comme un exemple d’activité économique remettant en cause les dichotomies traditionnelles comme production/consommation et gouvernement/entreprise. Nous pouvons comprendre le nomadisme numérique comme un phénomène culturel, né d’une subculture d’optimisation du quotidien, et répondant aux aspirations d’équivalents contemporains des compagnons errants d’antan. Nous pouvons comprendre le nomadisme numérique comme l’exemple d’un progrès technologique limité mais réel, avec des infrastructures sous-jacentes et des communications imparfaites, qui ont néanmoins permis d’importances avancées dans le domaine des inégalités régionales et de la flexibilité au travail. » (p. 9)
Ritcher et Ritcher 2020 Conceptualise le nomadisme numérique comme étant « à l’interface de préférences individuelles (par ex. plus de flexibilité), d’évolutions des organisations (par ex. marchés plus dynamiques) et d’avancées technologiques (par ex. internet à haut débit) » (p. 78). « Les nomades numériques agissent hors des frontières classiques des organisations (Makimoto et Manners 1997) et peuvent être considérés comme des “entrepreneurs contemporains”, qui importent dans différents secteurs des modèles économiques novateurs (de Vaujany 2016), ont une culture professionnelle différente et attachent de l’importance à d’autres formes de capital (par ex. réputation, information, capital symbolique) (Nash et al 2018). Ceux qui adhèrent à ce mode de vie redéfinissent leur organisation professionnelle en cherchant un emploi qui permet des voyages vers des destinations éloignées, des horaires flexibles et une rupture avec l’environnement traditionnel du bureau » (p. 78).

Les vies professionnelles des nomades numériques

En général, les nomades numériques n’ont pas accès aux mêmes ressources centralisées (service informatique ou autres infrastructures institutionnelles) que les autres employés. La création d’une « infrastructure de l’information » étant nécessaire à la réalisation de leurs tâches quotidiennes, ils s’en remettent à leur propre ingéniosité ou font appel au soutien ad hoc d’amis ou de collègues pour garantir la viabilité de leurs arrangements informatiques. Cela suppose une innovation et une réinvention permanentes. Comme l’écrivent Sutherland et Jarrahi (2017), les travailleurs itinérants « ne sont pas limités par les normes des systèmes informatiques d’une organisation ou d’une plateforme, mais sont plutôt capables de s’approprier de façon extrêmement flexible de nouvelles technologies et de nouvelles pratiques, choisissant celles qui conviennent à leur situation particulière, à l’endroit où ils se trouvent ou à leur client du moment ». Cela les incite à cultiver l’enseignement mutuel, le partage des connaissances, la collaboration et le sens de la communauté. En ce sens, on peut légitimement supposer que leur expérience a beaucoup à nous apprendre sur l’avenir du travail et de l’usage de la technologie, alors même que les organisations centralisées laissent place à de nouveaux systèmes (un processus qui a pu être accéléré par la pandémie de Covid-19).

Cette autonomie et cette créativité sont souvent mises en avant pour illustrer la liberté des nomades numériques, par rapport aux obligations du travail en entreprise. Les médias évoquent rarement, en revanche, le risque de tomber dans des situations de « travail précaire », l’incertitude de trouver assez de travail et les difficultés à établir des contrats lorsqu’il faut réaliser des transferts financiers par-delà les frontières nationales, parfois entre différentes monnaies. La recherche de notoriété en ligne pousse souvent à « travailler sous les tarifs du marché, ou même gratuitement, afin d’obtenir plus de contrats ».

L’une des caractéristiques des nomades numériques est qu’ils doivent faire face à des décalages entre leurs propres dispositions et celles qui ont cours en entreprise, notamment dans le domaine des valeurs, des normes, des attentes et des styles de management. Ainsi, le respect de la diversité (dû à la nécessité de s’adapter à différentes cultures et de passer d’un contexte culturel à un autre) et la résilience (due à la nécessité de s’adapter à des situations professionnelles fluctuantes) sont deux valeurs essentielles chez les nomades numériques, qu’ils ne retrouvent pas forcément dans certaines cultures d’entreprise. Ces différences peuvent aussi aux sentiments de confiance et de fiabilité, lorsque les relations de travail sont dématérialisées (sans management « en visibilité directe ») et s’étirent sur de très grandes distances (et de multiples fuseaux horaires).

Fait remarquable, des recherches ont montré que certains nomades numériques préféraient dissimuler leur situation, afin de ne pas être considérés par leurs clients comme des travailleurs peu fiables ou manquant de sérieux.

Les vies non-professionnelles (loisirs) des nomades numériques

Le nomadisme numérique attache une grande importance à la « liberté », qui, aux yeux des travailleurs itinérants, est associée à « des activités motivantes en elles-mêmes, satisfaisantes et plaisantes – à la fois dans les loisirs et dans le travail… la liberté dans un travail rémunéré, la liberté liée à l’indépendance géographique, et la liberté de rechercher l’épanouissement personnel ». La recherche a pourtant montré que, pour des raisons pratiques, la liberté vécue était bien différente de la liberté imaginée. Pour réussir à travailler, les nomades numériques doivent s’efforcer de maintenir une forme de séparation entre la vie professionnelle et les loisirs. Dans le domaine de la vie sociale, les chercheurs ont montré que le désir de choisir librement ses relations d’un lieu à l’autre pouvait souvent déboucher sur une forme de solitude. En ce qui concerne la liberté de se déplacer, la fréquence des voyages et la distance parcourue sont des éléments valorisants pour les nomades numériques. Afin d’entretenir leur image, ils peuvent être poussés à se déplacer fréquemment, alors même qu’ils préféreraient parfois rester plus longtemps au même endroit pour favoriser une discipline professionnelle et une meilleure productivité, et pour limiter les perturbations qui les détournent de leur travail rémunéré.

On voit ainsi comment les nombreux objectifs qui sous-tendent le mode de vie hypermobile recherché par les nomades numériques peuvent s’avérer contradictoires et difficiles à accorder. Accomplir ses tâches quotidiennes, créer et entretenir son réseau, surmonter la solitude, renvoyer une image de réussite et atteindre un sentiment de sécurité, tout cela peut interférer avec les efforts visant à incarner l’idéal du nomadisme numérique.

Espaces partagés et mode de vie des nomades numériques

La croissance des espaces de vie et de travail partagés, souvent désignés comme des lieux ou espaces de vie en communauté, caractérise depuis une décennie les modes de travail indépendants et à distance. Ces infrastructures sont souvent conçues spécialement pour répondre aux besoins des individus qui « travaillent en voyageant » et « voyagent en travaillant », et recherchent donc des points d’ancrage temporaires et abordables, adaptés à leur mode de vie itinérant.

Les espaces partagés font ressortir un paradoxe. Si, d’une façon générale, les discours portant sur ce mode de vie insistent sur l’effacement de la distinction entre travail et loisir, les recherches empiriques montrent qu’une délimitation claire est essentielle au bien-être des nomades numériques. De fait, les espaces partagés sont un moyen important pour atteindre cet objectif.

Les chercheurs distinguent espaces partagés de vie et de travail. Les colocations impliquent plusieurs résidents, qui partagent le même logement et se coordonnent directement ou par le biais d’un prestataire. Les espaces de co-working sont des lieux de travail partagés, où les télétravailleurs mobiles peuvent avoir accès temporairement à des équipements professionnels (parfois simplement pour une heure) contre un coût d’entrée ou une inscription modestes. On estime qu’il y avait en 2017 environ 15 500 espaces de co-working pour 1,27 million d’usagers.

Comment les espaces partagés participent-ils à construire et à rendre possible le nomadisme numérique ? La nature « nomade » du travail créatif assisté par ordinateur constitue à la fois une ressource et un problème. D’un côté, changer de lieu peut, par exemple, nourrir la créativité, apporter de l’inspiration et permettre de nouvelles relations sociales. De l’autre, le besoin répété de trouver ou de recréer les conditions pratiques et techniques d’un lieu propice au travail peut entraver la productivité. Comme nous l’avons déjà remarqué, le changement de lieux et de relations a souvent pour corollaire une certaine solitude, en dépit de la rhétorique d’aventure et d’ouverture aux différences culturelles. Néanmoins, les espaces partagés peuvent favoriser la discipline, à même d’augmenter la créativité, et permettre d’ajouter à la co-présence virtuelle que permettent les réseaux sociaux, une co-présence physique dans un lieu public. À leur arrivée, les nomades numériques peuvent rencontrer des personnes partageant leur état d’esprit, sur qui ils pourront compter pour organiser des excursions ou pour se discipliner – afin d’éviter à la fois de trop travailler et de trop se détendre. Ainsi, les espaces partagés contribuent à réduire le sentiment d’isolement des nomades numériques et à améliorer leur bien-être général.

La mobilité des nomades numériques

La mobilité définit la vie professionnelle des nomades numériques : elle conditionne la façon dont ils trouvent du travail et le réalisent, le moment de sa réalisation, son contenu, l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, leurs lieux de vie et de travail et même l’identité de leurs clients. Paradoxalement, nous en savons peu sur leurs pratiques dans ce domaine. Les chercheurs notent souvent que les nomades numériques changent régulièrement de lieux et qu’ils peuvent concevoir la mobilité comme une source de créativité (être inspiré par le mouvement, les nouveaux lieux et les nouvelles rencontres) et comme un élément valorisant (la multiplication des lieux de vie et des voyages leur servant de vitrine). Mais d’une façon générale, on en sait peu sur les déplacements des nomades numériques dans et entre les différents pays, et sur leurs conséquences sur les pratiques de vie et de loisir (par ex., dans quelles conditions voyager plus, ou moins, peut façonner leur image du monde et avoir un impact positif sur le bien-être, la situation financière et les perspectives professionnelles, les carrières, les relations amoureuses, etc.)

Économie politique du nomadisme numérique

Selon la rhétorique de promotion du nomadisme numérique, ce mode de vie se caractériserait notamment par une rupture avec le monde du travail ordinaire et permettrait à ses adeptes de se libérer des sujétions ennuyeuses et abusives du capitalisme néo-libéral. Ce discours permet de justifier l’hypermobilité et le nomadisme, tout en les rattachant à une plus noble cause : les nomades numériques s’opposeraient vaillamment au statu quo et se trouveraient à l’avant-garde d’une transformation historique. Est-ce réellement le cas ? Le nomadisme numérique représente-t-il une rupture radicale dans l’évolution du capitalisme ?

Il faut garder à l’esprit que chaque nomade numérique forme sa propre micro-entreprise, qu’il doit faire fonctionner sans interruption et, en grande partie, reconstruire à chaque fois qu’il se déplace. Les nomades numériques attirent l’attention sur eux-mêmes pour fournir aux clients potentiels des informations sur leurs compétences, qu’elles soient techniques ou autres. Les chercheurs constatent que « le projet de vie mobile des nomades numériques doit être géré comme un projet d’entreprise et s’appuie sur l’idéologie de l’entrepreneuriat, caractéristique du néo-libéralisme ». La réalité est qu’il faut énormément de travail – et une bonne dose de chance – pour porter une entreprise individuelle à un niveau capable de fournir une rémunération suffisante pour des nomades numériques aux ambitions relativement modestes.

Les chercheurs ont aussi souligné que ce mode de vie était rendu possible par l’arbitrage géographique (ou géoarbitrage), un terme qui renvoie aux possibilités de tirer avantage des différences entre les rémunérations du travail à distance dans les pays du Nord et les dépenses essentielles dans les pays du Sud. Les disparités permettent de tenir durant la période de formation d’une entreprise, de trouver des possibilités d’activités annexes, et de travailler moins en « étirant » son revenu.

Toutefois, le géoarbitrage comporte des difficultés :

  • Du fait de la mondialisation croissante de la réserve de main d’œuvre, les rémunérations subissent une pression permanente à la baisse.
  • L’absence d’emploi formel dans les pays occidentaux prive les nomades numériques du système de santé et de retraite financé par l’État, ainsi que – le cas échéant – de l’enseignement public pour les enfants.
  • Le géoarbitrage peut entraîner des problèmes de santé, car il suppose de travailler et de vivre dans des fuseaux horaires différents, ce qui peut être épuisant en raison de la nécessité d’adopter un mode de vie nocturne (ou, durant des périodes extrêmes, de se priver totalement de sommeil).

Les chercheurs ont également remarqué que le nomadisme numérique devenait en lui-même un objet de marchandisation. Le nombre croissant de livres, de cours et de conférences proposant de devenir un nomade numérique et la prolifération d’espaces de travail et de vie destinés spécialement à cette population en sont la preuve.

Identité des nomades numériques

Les chercheurs ont voulu déterminer si, et comment, les travailleurs numériques mobiles pouvaient construire des identités professionnelles stables. Comme nous l’avons remarqué précédemment, on considère souvent que l’identité des nomades numériques réside dans leur indépendance. Ils ne s’engagent pas dans les activités qui fondent habituellement les identités professionnelles. Généralement, les nomades numériques évitent de s’intégrer dans un environnement de travail traditionnel, de s’associer à une culture organisationnelle solidement établie ou de se lier à des collègues dans des lieux de travail classiques. Sans l’appui institutionnel et les relations durables nécessaires au développement d’une identité professionnelle bien définie, ils se caractérisent davantage par la nécessité de trouver un équilibre entre la recherche de stabilité et le désir d’autonomie : les nomades numériques mettent la stabilité au service de l’autonomie géographique. Les TIC jouent pour cela un rôle essentiel. Elles sont à la fois le moyen permettant aux nomades numériques de travailler n’importe où et un outil de stabilisation grâce auquel ils gardent le lien avec leurs clients, leurs collègues, leur famille et leurs amis. Par leur discipline de travail, par la façon dont ils s’assurent un flux constant de commandes et entretiennent leurs relations sociales, en ligne et sur place, les nomades numériques construisent une identité d’indépendance, généralement présentée comme caractéristique de leur mode de vie.

Les chercheurs ont souligné le rôle de l’attachement à la famille, au lieu, et à d’autres éléments fixes et enracinés, dans le processus de construction de l’identité. L’idée de vivre en mouvement est intrinsèquement liée à celle de s’éloigner de chez soi, « le lieu auquel ils “appartiennent”, où s’ancrent leurs souvenirs, où ils investissent le temps et l’argent qui leur restent ». Pour étudier l’identité des nomades numériques, les chercheurs se sont penchés sur leurs représentations (et leur attachement) liées au foyer, à la famille, aux relations affectives, entre autres, qu’ils entretiennent ou dont ils cherchent à s’éloigner, dans le cadre de leurs efforts pour se construire une identité mobile.

Les chercheurs ont également noté que les nomades numériques étaient très attentifs au fait de se forger une image de réussite, pour la montrer aux autres (y compris aux autres nomades) et pour accroître leur visibilité sur le marché et s’assurer davantage de contrats. Entretenir son image représente souvent un travail non négligeable. Par ailleurs, en dépit de la rhétorique sur la liberté de se déplacer, la dépendance des nomades numériques vis-à-vis des TIC signifie que leur identité est nécessairement liée à des lieux spécifiques qui permettent la connexion.

Pistes de recherche

Comme nous l’avons remarqué plus haut, on sait peu de choses des mobilités réelles des nomades numériques, et des conséquences de leurs déplacements sur leurs activités quotidiennes de travail et de loisirs. Les recherches sur le sujet pourraient être enrichies par les questions liées aux thèmes suivants, identifiés par la revue de littérature.

La vie simple et le minimalisme

Le nomadisme numérique est un projet imaginé en opposition à ce qui est décrit comme une vie stable, prévisible, confortable, basée sur l’accumulation matérielle et un travail de bureau en entreprise. Quitter son emploi et vendre ses possessions sont deux étapes clés. Ensuite, la vie d’un nomade numérique doit être « simple » et suppose de « voyager léger ». Si le nomadisme numérique n’implique pas l’accumulation d’objets dans un foyer, il peut dans certains cas se traduire par un usage fréquent de l’avion, ce qui entraîne une consommation de carburants fossiles bien supérieure à celle d’un Nord-Américain ou d’un Européen moyen, sans même parler des habitants de pays moins développés où s’installent souvent les nomades. Les partisans de ce mode de vie ont-ils réfléchi à l’empreinte carbone de l’avion ? Cela entre-t-il en conflit avec l’idée de vivre simplement ? Envisagent-ils de réduire leurs vols ? Que serait le nomadisme numérique dans un monde où l’aviation aurait été réduite pour respecter les engagements de l’accord de Paris ? Le nomadisme numérique peut-il se réorganiser autour du slow travel ?

Productivité

Le discours sur la liberté, l’autonomie et la recherche d’une vie mêlant travail et loisirs cache un souci de productivité et d’efficacité (c’est-à-dire l’inquiétude de ne pas être assez productif, ou d’avoir du mal à rester productif et efficace) et des efforts constants pour séparer vie professionnelle et loisirs. Quel rôle joue la mobilité dans la productivité ? Trop de voyages nuisent-ils à la productivité ? Ou, au contraire, les déplacements fréquents, les changements de lieux et la rencontre de « personnes intéressantes » sont-ils considérés comme nécessaires à la créativité ? Comment les nomades numériques gèrent-ils ces tiraillements ?

Isolement et solitude

Le discours sur la liberté et l’autonomie cache également une peur de l’isolement et un besoin de faire partie d’une communauté de personnes aux aspirations similaires. Quel rôle joue la mobilité dans la génération ou l’atténuation des sentiments de solitude ? Certains nomades numériques assistent à des conférences explicitement pour faire des rencontres, d’autres multiplient les visites aux amis ou à la famille. À quelle fréquence ? Et cela a-t-il un effet négatif sur la productivité ? Dans quelles circonstances les nomades numériques changent-ils leurs projets de voyage ou restent-ils plus longtemps dans un lieu, dans le but de créer des liens et de « faire partie » d’un groupe (temporaire) de travailleurs itinérants ? Quels types de communication en ligne permet de réduire l’isolement ? Le temps passé devant les écrans augmente-t-il le sentiment de solitude ?

Inégalité et mobilité descendante

À quelle fréquence les nomades numériques parviennent-ils à voyager ? Leurs déplacements sont-ils limités avant tout par des questions de coût ? Ou de temps ? Par quels types de travail les voyages sont-ils facilités ?

Image de marque

Les nomades numériques passent du temps à se façonner une image pour renforcer leur visibilité en tant que travailleurs indépendants et/ou entrepreneurs. Quelle importance les photographies des lieux visités revêtent-elles dans la construction de cette image de marque ? Dans quelle mesure le voyage et les loisirs sont-ils des éléments incontournables de cette image ?

Après la pandémie

Peut-on affirmer que la pandémie de Covid 19, qui a d’abord interrompu les voyages et a accru les possibilités de travail à distance, a transformé de façon fondamentale certains aspects essentiels du nomadisme numérique ? La normalisation du télétravail, dans certains pays, a-t-elle altéré l’image d’un mode de vie « pionnier » ou « alternatif », tel qu’était considéré le nomadisme numérique avant la pandémie ? Les entreprises sont-elles devenues plus sensibles aux besoins et aux attentes des nomades numériques ? Voient-elles le nomadisme numérique comme une opportunité pour externaliser davantage leur main d’œuvre, ou offrir un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle ?

Téléchargement

Télécharger la revue de littérature complète sur les nomades numériques (en anglais)

Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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