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Les infrastructures de transport en question

Entre Mathias Emmerich (directeur général adjoint finances, achats et systèmes d'information de SNCF)
Et Stephen Graham (Géographe - Urbaniste)

03 Mars 2014

D’un côté et de l’autre du Channel, un sociologue britannique et l’un des dirigeants de SNCF échangent sur ce que les infrastructures publiques de transports peuvent apporter à la société au niveau économique, politique ou social.



01. À quoi sert le développement des infrastructures publiques de transport : répondre aux besoins de déplacement ? Lutter contre les inégalités sociales ? Favoriser la démocratie ?

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Mathias Emmerich

Le premier critère devrait être de répondre aux besoins de déplacement. Or, il y a d’autres critères qui font que les infrastructures sur lesquelles on investit ne sont pas toujours en harmonie avec leur utilité sociale ou les besoins qui s’expriment.

Le développement des infrastructures publiques de transport permet-il de lutter contre les inégalités sociales ? Oui, si la politique d’investissement permet d’améliorer les transports du quotidien.

Favoriser la démocratie ? Je n’irai pas jusque-là. Je crains que dans le modèle français, en tout cas, la politique des transports ait (eu) plus tendance parfois à favoriser le clientélisme que la démocratie.

Le premier besoin de transport dans le monde moderne est celui des mégalopoles.

Dans les pays du nord, les mégalopoles – Paris, Londres, New York… – se sont construites dans la durée, sur un siècle. On y a bâti des métros, des systèmes ferroviaires assez compliqués en centre urbain, des gares.

Les grandes villes du sud ont connu des dynamiques très différentes. En l’espace de vingt ans, parfois, on a vu apparaître des villes de 10, 15, 20 millions d’habitants qui se sont construites autour de l’automobile, en négligeant le transport public. Et on a créé des univers – Sao Paulo, Djakarta, Mexico, les grandes villes chinoises… – invivables en termes de pollution, de nuisances ou d’embouteillages.

En ce sens, ce qui s’est passé là démontre que le développement des infrastructures publiques de transports est un outil de lutte contre les inégalités sociales car dans les mégalopoles du sud, a contrario, la population pauvre, qui vit en périphérie, peut difficilement se payer des déplacements en voiture, coûteux et insupportables.

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Stephen Graham

Les raisons d’avoir un système de transport public solide, bien géré et bien financé sont multiples.

Il est évident que la question des inégalités sociales est fondamentale. Si vous laissez le marché répartir la mobilité, de très larges couches de la population vont se retrouver marginalisées, ou ghettoïsées. Sans leurs véhicules privés, tous ces gens ne seront pas en mesure d'accéder aux marchés du travail, aux services et, in fine, seront privés de leur participation à la vie démocratique.

Habiter ensemble dans un même espace sous-tend l'idée et la réalité d'une société publique démocratique. En revanche, une société qui sépare les gens les uns des autres, en les cloisonnant dans leurs voitures, a souvent du mal à nourrir cette idée. Le seul fait d'être vu avec et par d’autres citoyens de la cité dans un même lieu est important.

Toutefois, il ne s’agit pas uniquement ici de questions d'ordre social, politique et démocratique.

Le transport public est également fondamental pour l’économie des villes. En termes d'utilisation du sol, de pollution et perte de temps dans les embouteillages, il est beaucoup moins coûteux de déplacer un million, ou plus, de personnes en transports publics qu’au moyen de transports privés.

Enfin, la qualité de la vie, du paysage et de l'atmosphère est étroitement liée à la part des transports publics dans les villes. L'utilisation massive des voitures accroît le plus souvent l’étalement urbain, favorise la ruée vers la périphérie et contribue aux problèmes catastrophiques de pollution de l'air, qui sont rapidement en train de devenir un facteur de mortalité majeur dans des pays comme la Chine ou l'Inde.

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M. E

Je partage largement l’analyse précédente en ce qui concerne les infrastructures destinées au mass transit, c’est-à-dire aux transports du quotidien, en particulier dans les grandes villes.

Je trouve intéressante, même si ce n’était pas mon sentiment initialement, l’idée que la possibilité effective de partager un même espace de vie est un enjeu clé du vivre ensemble dans un espace public démocratique.

Il me semblerait de ce point de vue intéressant d’élargir la réflexion aux nouveaux modes de transports publics que sont la mobilisation d’actifs privés au service de transports collectifs, notamment le co-voiturage intra urbain. Quel impact sur le développement de nouveaux liens sociaux et sur l’économie des transports et l’ordre public économique (fiscal et social) ?

02. Quel état des lieux faites-vous sur ce point en Europe, et plus spécifiquement en France et en Grande-Bretagne ?

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Mathias Emmerich

Dans la période 1970-2000, en France, on a surtout investi dans le développement du réseau de TGV, qui est un très bel outil mais qui n’est pas destiné au plus grand nombre, même s’il représente plus de 100 millions de voyageurs par an. Le TGV reste un outil plutôt destiné aux classes moyennes supérieures.

En outre, on a commencé par les lignes les plus utiles et les plus rentables. Mais désormais, plus le réseau s’étend, plus le rendement marginal de l’infrastructure est décroissant, à la fois pour le gestionnaire de l’infrastructure et pour le transporteur.
Les nouvelles lignes livrées en 2016-2017 (Bretagne – Pays-de-Loire, Sud Europe Atlantique et 2e phase du TGV Est), tout comme les projets entre la France et l’Italie ou la France et l’Espagne ne sont plus pertinents en termes d’économie des transports. On est dans le symbole, le désir, le mythe (l’unification et la pacification de l’Europe par la grande vitesse). Ce ne sont plus des projets qui répondent à un besoin social immédiat. En revanche, ils restent extrêmement coûteux.

Dans le même temps, nos politiques  ont été  réticents à investir dans le Transilien en Ile-de-France, par exemple, pour permettre aux passagers de voyager dans des conditions satisfaisantes. On a arrêté d’investir sur ce réseau-là, ce qui serait pourtant ultra-pertinent en matière de démocratie sociale et dans le même temps, on remet plusieurs dizaine de milliards d’euros dans un système qui ne sert à rien, comme le Lyon-Turin.

Le Royaume-Uni, lui, a laissé se délabrer son système ferroviaire pendant des années. Aujourd’hui, il réinvestit beaucoup, via un plan de 40 milliards d’€ qui porte beaucoup plus sur les transports du quotidien que sur la grande vitesse, pendant que la France investit des sommes considérables dans un système intelligent, au départ, mais qui l’est de moins en moins, à mesure qu’il touche des marchés de moins en moins pertinents.

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Stephen Graham

Il existe des contrastes très intéressants entre ces deux pays, dotés de systèmes gouvernementaux et de traditions en matière d’infrastructures très différents, comme de visions divergentes sur la privatisation.

Le système français, dans lequel l'État dispose de monopoles nationaux (le système ferroviaire par exemple), soutient aussi de nombreux fournisseurs d'infrastructures fonctionnant sur un partenariat public-privé, dans les secteurs du gaz et de l'électricité, de l'eau et des transports publics locaux essentiellement.

Ils fonctionnent de pair avec l'État sur la base de réglementations et de contrats très détaillés portant sur des systèmes intégraux. Ce modèle peut avoir de très bons résultats car il permet de maintenir à long terme plusieurs systèmes d'infrastructures, comme s'il s'agissait d'un seul et même ensemble.

Le problème du système britannique vient du fait qu'il s'est construit sous l'ère des privatisations thatchériennes, sur la base d’une idéologie du marché très radicale et obsédée par l'idée d'avoir une multitude de fournisseurs en concurrence qui se disputent tous les mêmes usagers.

Mais celui qui comprend le fonctionnement des marchés et la géographie des infrastructures, sait bien que cela ne tient pas la route en matière de transports publics.

Dans de nombreux cas, les réglementations sont faibles. Les subventions destinées à maintenir des services, lorsqu’ils ont une dimension sociale, peuvent être importantes, mais les résultats ne sont pas probants.

En raison du dogme anti-prestations publiques au Royaume-Uni, on se retrouve souvent dans la situation étrange où les infrastructures – de transports ou autres – sont fournies par des organisations publiques non britanniques. On relève également des problèmes de confusion, ou de complexité extrême, lorsque le système n’a pas de cohérence globale aux yeux de l'usager (en termes d’informations, de système de tarification et de lisibilité). Ainsi, dans la périphérie de Londres, les compagnies de bus se disputent les mêmes usagers et leurs services de bus ne sont pas raccordés au transport ferroviaire. Il est également difficile d'obtenir une information fiable concernant les trains.

Avec le système français, même quand les prestataires sont privés, on a tendance à insister sur les monopoles opérant de manière cohérente, planifiée et lisible, avec des objectifs sociaux, écologiques et d'aménagement urbain, et ce, en respectant les contraintes de la réglementation de l'Union européenne dans le domaine de la concurrence. On ne pense pas uniquement aux taux de rendement et aux exigences des actionnaires…

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M. E

J’ai le sentiment que la séparation entre monopole régulé par l’Etat en France et libéralisme excessif et débridé en Grande-Bretagne présentée est un peu manichéenne.

Le tandem que constituent l’Etat et l’opérateur ferroviaire en France n’est pas exempt de tensions et de conflits et les décisions de l’Etat  sont parfois prises au détriment de l’opérateur public, soit que des charges indues pèsent sur lui, soit que des décisions arbitraires lui soient imposées sans contrepartie.

Inversement, le Department of Transport en Grande Bretagne a acquis au cours du temps une véritable compétence et reconnaissance d’organisateur de transport et les dispositifs compétitifs mis en œuvre peuvent en définitive se révéler transparents, équitables et à ce titre, démocratiques.

03. Quelles devraient être aujourd’hui les priorités des autorités publiques – nationales ou locales – en la matière ?

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Mathias Emmerich

Le grand enjeu de demain dans le domaine ferroviaire porte sur la régénération des lignes existantes. On l’a fait d’abord là où c’était le plus facile, c’est-à-dire hors de la région parisienne. On va réinvestir fortement en Ile-de-France mais la situation y est très alarmante, en termes de fiabilité, de régularité, de capacité à tenir les fréquences.

Maintenant, on s’attaque donc au “durˮ, à l’Ile-de-France. Le souci est que ces travaux perturbent beaucoup la vie des gens, qui pensent que leurs transports publics marchent de plus en plus mal – alors que l’objectif est bien entendu inverse – et qu'ils peuvent durer plusieurs années…

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Stephen Graham

D'immenses défis se profilent.

Le changement climatique et la restructuration des systèmes pour limiter la production de gaz à effet de serre en est un.

Citons aussi les défis liés à l'égalité sociale et à l'austérité économique, tendances qui s'implantent profondément dans nos sociétés. Comment la mobilité et les systèmes de transport public peuvent-ils influer sur ce phénomène et aider à lutter contre la sensation croissante de marginalisation ressentie par certains groupes, qu’ils soient ethniques, sociaux ou démographiques ?

En outre, le caractère des villes change. Nous assistons désormais au développement de villes en réseaux aux centres multiples s’étalant sur des régions entières. Il est souvent difficile d'y organiser un système de transports publics efficace, car il a été initialement conçu comme un système rayonnant faisant la navette entre la périphérie et le centre. Il faut donc construire des réseaux et trouver des technologies innovantes adaptées à ces zones urbaines polynucléaires à grande échelle.

Il s'agit d'un défi immense car nombre de ces nouvelles périphéries urbaines ont une faible densité et il est difficile d'y mettre en place un transport public économique.

Plus généralement, il faut aussi réfléchir au rôle des subventions publiques, qui sont de plus en plus soumises à la pression des politiques d'austérité, sans se précipiter instinctivement vers le paradigme du marché roi/ sans tomber instinctivement dans le culte du dieu-marché.

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M. E

Il me semble qu’une réponse possible à ces nouveaux défis repose sur la tarification à coût réel de l’usage de l’espace public (voiries, parkings) dans les mégalopoles par les automobilistes. En Europe plusieurs dizaines de villes ont mis en œuvre ces mesures qui permettent de dégager des ressources nouvelles pour financer des infrastructures et des services de transports publics, dont le rendement est décroissant au fur et à mesure que les villes s’étendent et se dédensifient. La question de leur équité sociale et de leur acceptabilité se pose lorsque les solutions de transports publiques alternatives ne sont pas immédiatement disponibles.



Mathias Emmerich

directeur général adjoint finances, achats et systèmes d'information de SNCF

Mathias Emmerich, 51 ans, est directeur général adjoint finances, achats et systèmes d'information de SNCF. Agrégé de sciences sociales, ancien élève de l'ENA, conseiller référendaire à la Cour des comptes, il a été notamment directeur général de Voyages-sncf.com et secrétaire général du groupe Publicis.


Stephen Graham

Géographe - Urbaniste

Stephen Graham est un géographe travaillant sur les villes et les modes de vies urbains. Il dirige la chaire Cities and Society de la Global Urban Research Unit et il est rataché à l'École d'architecture, d'urbanisme et de paysage de l'université de Newcastle.



Pour citer cette publication :

Mathias Emmerich et Stephen Graham (03 Mars 2014), « Les infrastructures de transport en question », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 20 Avril 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/2210/les-infrastructures-de-transport-en-question


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