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Être livreur à vélo : passion ou exploitation ?

Recherches terminées
Début: Octobre 2020
Fin: Juin 2021

Dans un contexte d’ubérisation de l’économie et d’évolution des pratiques de consommation, la livraison de repas à domicile s’est considérablement développée. Avec la crise sanitaire, qui a encore amplifié le recours à ce service, de nombreux livreurs à la recherche d’un revenu facile d’accès et d’une activité autonome et flexible sont entrés dans la course, employés par des plateformes numériques comme Uber Eats ou Deliveroo qui travaillent aujourd’hui avec plus d’une dizaine de milliers de livreurs en France. Ils sont devenus des acteurs incontournables de la logistique urbaine. Comment vivent-ils ce métier mobile ? Être livreur à vélo aujourd’hui, passion ou exploitation ?

Acteurs de la recherche

 

Contact : Christophe Gay

Retrouvez en vidéo la conférence de présentation des résultats de la recherche

Depuis quelques années et surtout depuis le début de la crise sanitaire, le recours à la livraison de repas à domicile a explosé. Les plateformes de livraison (Uber, Deliveroo, Frichti…), dans un contexte d’ubérisation de l’économie, recrutent de nombreux livreurs en leur promettant un revenu facile d’accès et une activité autonome. Ces avantages affichés par les plateformes sont-ils réels ? Bien visibles dans l’espace public, sait-on vraiment qui sont les livreurs à vélo aujourd’hui ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Combien de temps passent-ils à sillonner les villes chaque jour et pour quel revenu ? Comment vivent-ils ce métier mobile ? Être livreur à vélo aujourd’hui, passion ou exploitation ?

Pour répondre à ces questions, le Forum Vies Mobiles a demandé à un atelier d’étudiants du Master d’Aménagement et Urbanisme de l’Université Paris 1 de mener l’enquête. Ils ont conduit 53 entretiens approfondis auprès de livreurs travaillant dans le centre de Paris et en grande couronne (Mantes-la-Jolie), ainsi que des observations et un focus group dont résulte une série de propositions pour mieux répondre aux problèmes rencontrés par les livreurs.

De l’étudiant au migrant : vers une précarisation des livreurs

À leurs débuts, les plateformes qui avaient besoin de recruter de la main d’œuvre proposaient des conditions de travail attractives pour attirer des livreurs majoritairement recrutés sous le statut de micro-entrepreneur : activité autonome, aux horaires flexibles, bien rémunérée et en extérieur, événements conviviaux, etc. D’abord exercé principalement à temps partiel par des livreurs relativement peu nombreux, majoritairement des jeunes Français étudiants, souvent amateurs de vélo, à la recherche d’un revenu d’appoint, le métier a vu arriver de nouveaux profils à mesure que les conditions de rémunération se durcissaient et que les exigences des plateformes étaient plus importantes : injonction à la vitesse, dégradation des conditions de travail et de rémunération, etc. Par exemple, en septembre 2020, les livreurs Uber Eats touchaient en moyenne 8,7 euros brut par heure, contre 9,9 six mois plus tôt ; par comparaison, le SMIC horaire est de 10,15 euros bruts en France. Certaines plateformes (Deliveroo en 2017) sont même passées d’une rémunération à l’heure à une rémunération à la course et au kilomètre parcouru. Avant cette mesure, les livreurs étaient payés 7,5 euros de l’heure et touchaient entre 2 et 4 euros par course. Désormais, le livreur Deliveroo est payé 2 euros à la récupération de la commande, 1 euro à la livraison et un complément suivant la distance qu’il a parcourue. La rémunération à la course s’inscrit dans une économie à la tâche, dans laquelle le temps d’attente n’est plus rémunéré, alors même que les livreurs passent parfois davantage de temps à attendre des commandes qu’à livrer. Pour pouvoir dégager un revenu suffisant, les livreurs doivent donc aller le plus vite possible, afin de faire plus de courses et/ou de parcourir de plus longues distances.

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Un livreur en Vélib’ rue de la Harpe (5e arrondissement)



Si les plateformes peuvent se permettre de faire évoluer leur politique dans ce sens, c’est que les livreurs travaillant pour elles sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux que dans les débuts et pour beaucoup, très dépendants du revenu qu’ils tirent de cette activité. Beaucoup sont entrés dans la course du fait d’une perte d’emploi. Cela a été amplifié par la crise sanitaire, qui s’est accompagnée de nombreuses suppressions d’emplois d’une part, d’une hausse de la demande de livraison à domicile d’autre part.

De nombreuses personnes précaires, migrantes, parfois sans papiers, se sont saisies de cette activité relativement facilement accessible : pas ou peu de sélection à l’embauche, pas besoin de formation particulière. Cela a conduit à une diversification des profils des livreurs, ainsi qu’au développement de la concurrence entre les livreurs et même, à une sous-traitance entre eux pouvant aller jusqu’à l’exploitation (sous-location de compte avec versement d’une commission dont le montant est fixé par le livreur titulaire).

Des livreurs aux profils hétérogènes

Les 53 livreurs auprès desquels les étudiants ont mené des entretiens approfondis parcourent en moyenne entre 40 et 120 km par jour travaillé. Mais en réalité, les situations sont très variées. Parmi les enquêtés, on compte :

  • Les « forçats » (18/53) : ce sont des mono-actifs travaillant en moyenne cinquante-sept heures par semaine, le plus souvent sept jours sur sept, pour des plateformes de livraison. Ils sont presque tous étrangers et sont les individus les plus précaires de l’échantillon.
  • Les « étudiants » (10/53) : ces livreurs travaillent en moyenne quatorze heures par semaine, majoritairement le soir et le week-end, en s’adaptant à leur emploi du temps d’étudiant.
  • Les « actifs » (8/53) : ils travaillent pour des plateformes, en moyenne trente-cinq heures par semaine en prenant deux jours de pause, et la livraison est leur unique source de revenu.
  • Les « cumulants » (7/53) : comme les étudiants, ils livrent à temps partiel, en cumul d’une autre activité professionnelle. La plupart consacrent au moins trente heures par semaine à la livraison.
  • Les « coursiers » (7/53) : ils travaillent pour des entreprises de livraison à vélo, coopératives ou non, en moyenne trente-cinq heures par semaine. Ils sont tous de nationalité française et ont un niveau de diplôme et une ancienneté dans le métier supérieurs à la moyenne des enquêtés.
  • Les « intermittents » (3/53) : ils travaillent une vingtaine d’heures par semaine et la livraison est leur seule activité.

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Le livreur Paul appartenant à la catégorie des « coursiers »



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Le livreur Ali appartenant à la catégorie des « forçats »



Une injonction à la vitesse qui pousse à la prise de risque, à l’illégalité et à l’épuisement

Très aléatoire, le quotidien des livreurs est marqué par une forte mobilité, contrainte par l’injonction à la vitesse qu’ils subissent de la part des plateformes qui les poussent à aller le plus vite possible, notamment par des systèmes de récompense des livreurs les plus efficaces et de sanction des moins rapides. En grande couronne, il est plus fréquent de devoir parcourir de grandes distances et de devoir emprunter des voies de circulation rapide pour livrer les nombreuses communes à dominante résidentielle ne disposant pas de restaurants.

La fatigue physique et la mise en danger qui en découlent conduisent ainsi de nombreux livreurs à opter pour le scooter ou la voiture alors que l’usage de ceux-ci pour la livraison n’est autorisé qu’à condition d’avoir une licence spécifique – remettant en question au passage le bilan environnemental positif de la livraison à vélo. Plus généralement, alors que les enquêtés se livrent à une course contre-la-montre au cours de leurs journées de travail (encouragée par le système de rémunération), la cohabitation avec d’autres usagers de l’espace public peut être source de tensions, voire de collisions. Le non-respect du code de la route par les livreurs (emprunter des rues piétonnes, griller des feux rouges…) accroît encore ces risques. livreurs à vélo deliveroo uber eats

Le livreur Toufik appartenant à la catégorie des « forçats »

Le véhicule des livreurs : un déterminant de leur expérience quotidienne

Les livreurs enquêtés utilisent des véhicules variés, allant des différents types de vélo (vélo mécanique, électrique, Vélib, Véligo, etc.) (40/53) à la voiture (5/53), en passant par le scooter (13/53). Certains livreurs utilisent plusieurs sortes de véhicules et il est fréquent que les livreurs passent d’un véhicule à l’autre durant leur carrière. Leur expérience est très différente suivant le véhicule qu’ils utilisent. Ils acceptent des commandes plus ou moins longues, roulent d’une certaine manière, vont à différentes vitesses selon qu’ils sont en scooter, en vélo ou en voiture.

Les étudiants ont dressé une typologie des rapports au vélo des livreurs, prenant en compte leur attrait ou leur rejet pour le vélo et l’utilisation de différents moyens de transport pour livrer et pour se déplacer au quotidien. Six profils ont ainsi été identifiés :

  • • Les « coursiers » (10/53) : ils font partie d’une communauté organisée autour de la pratique professionnelle du vélo. Ils ressentent du plaisir à travailler à vélo, et la pratique du vélo est vécue comme un mode de vie à part entière.
  • Les « amateurs de vélo » (7/53) : ils appréciaient déjà le vélo avant d’être livreurs, ils ont désormais une pratique régulière du vélo dans leur vie quotidienne.
  • Les « convertis au vélo » (4/53) : avant d’être livreurs, ils pratiquaient rarement – voire jamais – le vélo. Mais au fur et à mesure de leur expérience dans ce métier, ils y ont pris goût.
  • Les « sportifs modérés » (8/53) : ils voient leur métier comme une occasion de faire du sport. Ils apprécient donc de se déplacer à vélo durant leur temps de travail, mais n’ont pas recours au vélo en dehors.
  • Les « fatigués du vélo » (18/53) : ils sont lassés du recours au vélo pour livrer. Ils ont donc changé de mode de transport ou souhaitent en changer, pour passer au vélo électrique, au scooter ou à la voiture.
  • Les « motorisés » (6/53) : ils utilisent un véhicule à moteur depuis le début et ils n’ont pas envie de passer au vélo à cause du froid, des intempéries, des risques d’accident et de la pénibilité physique liée à ce mode de déplacement.

Un métier psychologiquement éprouvant

Le quotidien des livreurs travaillant pour des plateformes est également rendu plus pénible par l’absence de relations entre l’entreprise et le livreur, qui reçoit des ordres d’un algorithme, alors qu’au départ, certaines plateformes avaient mis en place des ambassadeurs, livreurs distingués par la plateforme et chargés notamment d’une partie du recrutement et de la formation de nouveaux livreurs.

À la déshumanisation du travail s’ajoute l’opacité de l’algorithme et de son fonctionnement, rendant la rémunération incertaine. De plus, l’attente des courses, inhérente au métier de livreur, est une source de stress, puisque dans la plupart des cas, elle n’est pas rémunérée. Elle est également une source d’inconfort : les livreurs ne disposent pas de lieu dédié pour aller aux toilettes, se reposer, se mettre à l’abri des intempéries. Certains livreurs restent statiques à proximité de restaurants réputés pour recevoir de nombreuses commandes, tandis que d’autres roulent dans l’espoir de se rapprocher de zones mieux pourvues en restaurants et en clients. L’attente est pour certains l’occasion d’un moment de sociabilité qui permet d’adoucir des conditions de travail difficiles.

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Un livreur qui attend sur un banc Place de la République, à proximité directe des fast-food



Recommandations

La présence des livreurs de repas dans les médias et dans l’espace public invite peu à peu à discuter et à se saisir de la question de la précarisation de milliers de livreurs ne bénéficiant pas des droits inscrits dans le Code du travail.

À l’issue d’un focus group associant certains livreurs, les étudiants concluent leur recherche par une série de recommandations qui touchent aussi bien au droit du travail qu’à l’aménagement urbain.

Quelques exemples (l’ensemble est à retrouver dans la synthèse) :

  • Rémunérer les livreurs à l’heure et prévoir une majoration en cas de mauvaises conditions climatiques
  • Limiter l’aire de livraison à 5km autour du livreur et mutualiser les courses au maximum pour permettre un fonctionnement en tournées de livraison
  • Dédier une partie de la voirie au vélo, aussi bien en centre-ville qu’en périphérie, augmenter la largeur des voies cyclables pour permettre la cohabitation de plusieurs vitesses de circulation des cyclistes, en s’inspirant des aménagements cyclables du nord de l’Europe.
  • Aménager des haltes dédiées aux livreurs, pour leur permettre de recharger leur téléphone, de remplir leur gourde, de se reposer, de se mettre à l’abri des intempéries, de créer un espace de sociabilité, etc.

Synthèse et rapport complet à télécharger

Télécharger la synthèse



Télécharger le rapport complet de la recherche



Découvrez également l’exposition virtuelle GigWork, réalisée par les chercheurs Cosmin Popan et Nathanael Sheehan, et les artistes Oana Lohan, Ionuț Dulămiță, José Sherwood González et Alin Tămășan, à partir d’une recherche menée sur les livreurs à Vélo à Manchester, Cluj et Lyon : https://gigwork.city/

Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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