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Déplacement
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xComment nos déplacements quotidiens nous transforment
Les longs trajets entre domicile et lieu de travail modifient subtilement la façon dont les gens perçoivent, ressentent, appréhendent et vivent leur vie, en particulier dans une ville comme Sydney où les conditions de transport sont médiocres et douloureuses.
Je m’appelle David Bissell et mène des recherches sur la mobilité pour étudier comment les différents modes de transport modifient qui nous sommes et ce que nous sommes, nos relations avec les autres et notre attachement aux lieux. Actuellement, je pilote un projet consacré à Sydney en Australie. La ville de Sydney possède certains atouts particulièrement séduisants. C’est la seule ville globale d’Australie et sa situation économique est très enviable, ainsi qu’en témoigne le développement rapide de la ville au cours des dernières décennies Elle figure régulièrement en haut du classement des plus grandes métropoles du monde en termes de qualité de vie. Sa réputation en fait une destination de vacances toujours plébiscitée sur la scène mondiale, sans oublier qu’elle a accueilli ce qui est souvent considéré comme les Jeux Olympiques les plus réussis. En résumé, Sidney est une ville où les gens veulent vivre.
Les transports sont le handicap majeur de Sydney
Néanmoins, derrière cette façade enchanteresse se cache une réalité quotidienne bien plus compliquée pour la plupart des gens qui y travaillent : se déplacer à Sydney. La question des transports y est particulièrement brûlante et source de critiques sans fin. Economiquement parlant, la médiocrité des transports est souvent considérée comme le handicap majeur de Sydney en termes de compétitivité. Mais, ce sont les usagers de ces systèmes de transport défaillants qui sont les plus affectés car ils en subissent les conséquences au quotidien. Ce problème n’est peut-être pas tout de suite visible, et pourtant il existe bel et bien. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir la presse locale et nationale qui relate chaque jour les déboires des usagers. Les raisons de leur mécontentement sont confirmées par de récentes études quantitatives. Ainsi, une enquête réalisée en 2011 a montré que les trois-quarts des voyageurs trouvent les trajets domicile-travail très douloureux. En moyenne, la durée des déplacements quotidiens des habitants de Sydney est la plus longue d’Australie. Une autre étude de 2013 a comparé les conditions de déplacement et la congestion du trafic de Sydney à la situation de Los Angeles, ville tristement célèbre pour ses embouteillages. Aujourd’hui, le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud reconnaît que c’est un problème qui a été un enjeu central lors des dernières élections. L’actuel premier ministre de l’État de Nouvelle-Galles du Sud a déclaré au soir du scrutin que l’amélioration du système de transport de Sydney était sa priorité numéro un. Concrètement, l’investissements dans les infrastructures ont été insuffisants au regard du développement économique de Sydney et des besoins de déplacements générés par cette croissance continue. Plusieurs raisons expliquent cet écart, au premier rang : le cycle politique très court, trois ans, ne favorise pas les engagements financiers à long terme indispensables au développement des infrastructures. Par ailleurs, sachant que la population de Sydney devrait passer de 4,5 millions d’habitants aujourd’hui à environ 6 millions en 2031 et que les déplacements quotidiens bondiront de 34 % sur la même période, même si des investissements modestes sont consentis pour améliorer les routes et les transports publics, il est probable que la pénibilité des déplacements s’intensifiera encore au cours des prochaines années.
La pénibilité des trajets quotidiens : une réalité peu étudiée
Nous connaissons bien sûr certaines des raisons qui rendent les déplacements à Sydney si pénibles : rester bloqué ou rouler au pas dans les embouteillages, les transports publics bondés et en retard, les conducteurs agressifs et l’incivilité des passagers. Tout cela est somme toute assez évident. Mais nous en savons beaucoup moins sur la façon dont cette pénibilité change les gens, de manière souvent inaperçue. C’est peut-être à cause de l'échelle temporelle, mais surtout parce que ces transformations ne peuvent pas être détectées par les approches quantitatives adoptées dans les recherches. Ainsi, nous n’avons que peu d’idées sur la manière dont les trajets pénibles modifient la perception de soi ; ni sur la manière dont ils modifient imperceptiblement mais profondément les relations avec les amis et la famille ; comment ils affectent la vie professionnelle ; modifient ce que les gens pensent de la vie à Sydney. En résumé, nous savons très peu de choses sur la façon dont la pénibilité des déplacements transforme les gens et leur relation aux villes. Récemment, le contrôleur général de Nouvelle-Galles du Sud a comparé à « un match en 15 rounds contre Mohammed Ali ». Il est donc capital d’en connaître davantage sur les effets de ces traumatismes.
Le vécu des déplacements : le chaînon manquant essentiel entre productivité et qualité de vie
Pourquoi, me direz-vous, tout cela est si important ? Tout simplement parce que si notre bien-être est souvent considéré comme un élément de la qualité de la vie professionnelle ou personnelle, les déplacements constituent le chaînon manquant essentiel à cette relation. La productivité économique de villes comme Sydney repose moins sur la production d’objets que sur la production de ressentis et d’expériences particulières. Le succès des secteurs de la création, de la santé, de l’accueil, du tourisme, des services et de l’éducation repose sur la création et le maintien de ressentis positifs. C’est pourquoi il est capital d’appréhender l’impact de la pénibilité des transports sur ces sentiments positifs. Nous devons aussi mieux comprendre les conséquences de ces déplacements douloureux sur la vie personnelle. La qualité des moments passés avec les autres est déjà compromise par les contraintes de temps liées aux obligations domestiques et familiales. Vient s’ajouter l’imbrication croissante des sphères privée et professionnelle, cette dernière accaparant de plus en plus notre attention en dehors des heures de travail. Il est capital d’essayer de savoir comment la pénibilité des déplacements pèse sur une qualité de vie personnelle déjà bien menacée. Enfin, nous devons mieux comprendre les effets à long terme de la pénibilité des transports quotidiens : soit nous pourrons nous y habituer et ainsi mieux la supporter, soit au contraire, elle s’intensifiera et finira par nous ronger sur tous les plans. La réponse à cette interrogation aura évidemment des implications importantes sur la façon d’appréhender la nature évolutive de la vie en ville.
Comment la pendularité transforme-t-elle nos désirs ?
Si ces aspects sont généralement si peu connus, c’est parce qu’ils portent sur des changements parfois difficiles à déceler et presque impossibles à mesurer, du moins par les méthodes traditionnelles d’étude des déplacements urbains. Je m’intéresse à la manière dont les trajets quotidiens des habitants de Sydney transforment leurs envies, leurs attentes, leurs aspirations, leurs sensibilités, leurs susceptibilités, leurs tolérances, en résumé toutes ces choses moins tangibles qui font ce que nous sommes et qui nous attachent aux lieux et aux autres personnes, toutes ces choses qui nous façonnent. Je m’intéresse aux types d’atmosphères créées par les déplacements et qui sont elles aussi difficiles à définir précisément, alors qu’elles ne sont pourtant pas moins réelles et fondamentales que les objets traditionnellement étudiés par les chercheurs. C’est pourquoi, au début de l’année, j’ai mené des entretiens approfondis avec plus d’une cinquantaine de personnes dont la vie est significativement affectée par les trajets quotidiens. Ces entretiens m’ont permis de mettre le doigt sur certains de ces changements moins palpables et de commencer à comprendre quand et comment ces subtiles tendances se modifient avec le temps. La prochaine étape du projet sera consacrée à une analyse historique des archives des médias pour d’une part recenser les techniques rhétoriques et discursives d’évocation des déplacements quotidiens et, d’autre part, déterminer comment la pénibilité de ces déplacements a pu évoluer.
Nouvelles tolérances, nouvelles relations
Voici les quatre principales conclusions auxquelles je suis arrivé jusqu’ici :
1. Modification des tolérances physiques
D’abord, certaines tolérances se modifient. Bien que l’on pense en général qu’une disruption intervient plutôt brutalement, un grand nombre de celles qui nous intéressent ici se produisent pour la plupart sur de longues périodes. C’est le cas par exemple de la fatigue physique, en particulier pour les personnes les plus âgées qui estiment que leurs déplacements quotidiens sont à l’origine de sérieux problèmes de santé. Cette manifestation d’une moindre tolérance démontre que les déplacements restent littéralement gravés dans nos corps. Non seulement ils engendrent des contraintes de temps mais ils minent aussi l’envie et l’énergie de faire autre chose, le soir et le week-end.
2. Modification des relations
Ensuite, les relations se modifient. De nombreux entretiens ont fait émerger un très net sentiment de manque. C’est vrai dans les relations amicales car les gens ont moins d’occasions de se voir. C’est aussi vrai dans les relations entre collègues quand, par exemple, il devient difficile de prendre un verre ensemble après le travail. Mais ce manque est peut-être encore plus tangible dans les relations parents-enfants, qui sont sensiblement modifiées lorsque les enfants ne parviennent à voir leur parent que le week-end. Voilà les principaux facteurs d’appauvrissement des relations pendant de longues périodes.
3. Modification de la compréhension de l’altérités autres
Aussi, la compréhension des autres se modifie. Peu à peu, nous réagissons différemment à la vie des autres. Les trajets quotidiens entraînent leur lot d’incompréhensions et d’exaspérations. Mais ils font naître l’empathie et la compassion, la pitié et l’entraide. Ainsi, j’ai découvert que les déplacements sont à l’origine de nouvelles façons de voir les autres qui se traduisent par une série de signes de générosité. Ce qui est très intéressant ici, c’est que les transporteurs et les employeurs sont eux aussi concernés par cette évolution de la compréhension des autres liée aux déplacements quotidiens, comme le reflètent par exemple des mesures comme les horaires de travail flexibles.
4. Modification des envies
Enfin, les envies se modifient. Aujourd’hui, la phrase qui revient le plus souvent chez les aménageurs du transport et les décideurs politiques c’est « ce que les gens veulent, c’est… ». Pourtant, au fil de mes entretiens, j’ai découvert que la nature de ces désirs est beaucoup plus complexe et bien moins précise que nous le pensons souvent. Les envies de chacun sont nettement influencées par les trajets quotidiens. Ils modifient l’envie de faire du sport, des activités le week-end ou encore la façon dont les gens ont envie de travailler. Ainsi, les premiers enseignements de ce projet nous rappellent que les réponses traditionnelles aux problèmes des déplacements urbains, telles que construire des routes et fournir des transports publics, ne constituent qu’une partie de la solution. La manière dont les personnes ressentent tous ces nouveaux modes de vie privée et professionnelle nés des tensions et frustrations liées aux déplacements nous suggèrent des champs d’investigation inédits : nouvelles façons de travailler, nouvelles façons d’envisager l’avenir, nouvelles façons de soulager la pression et nouvelles façons d’interagir avec les autres.
- Déplacement
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
Mots-clés : Pendulaire, Modes de vie, Usager, Travail, Voiture
Disciplines : Sciences humaines
Mode(s) de transport : Tous modes de transport
David Bissell
Géographe
David Bissell est maître de conférences et chercheur titulaire d’une « bourse » DECRA (Discovery Early Career Researcher Award) décernée par l’ARC (Australian Research Council) à l’université nationale australienne. Il s'intéresse aux relations entre les mobilités, l’affect et le corps et travaille notamment sur la pendularité. Il s’intéresse tout particulièrement à la figure du passager et à son ressenti.
Pour citer cette publication :
David Bissell (2014, 12 Mai), « Comment nos déplacements quotidiens nous transforment », Forum Vies Mobiles. Consulté le 15 Avril 2021, URL: https://fr.forumviesmobiles.org/video/2014/05/12/comment-nos-deplacements-quotidiens-nous-transforment-2338
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Commentaires
Javier Caletrío
publié le 18 Septembre 2015
Thank you for bringing to my attention this nicely written paper. I had long been trying to find something on tipping points in the experience of everyday mobility. I hope you keep writing on this topic -look forward to reading more!
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David Bissell
publié le 18 Septembre 2015
Hi Javier, I really appreciate your kind words about the presentation. Thank you for taking the time to respond so generously. The example you give of the tensions currently being experienced in Brazilian cities is fascinating for a number of reasons. First, it highlights well the material and experiential root of commuting problems. Whereas a lot of research on commuting in the field of transportation has focused on decontextualized quantitative parameters such as time taken and distance travelled, the recent Rio and São Paulo demonstrations show how it is the very specific material environments of these technologies of transit that play a key role in generating discontent. Second, and relatedly, it highlights the irreducible specificity of these local commuting contexts. It’s quite easy to talk about the discontents of commuting in a very general way, as many global surveys of things like ‘commuter stress’ have done. But this implies that something called ‘stress’ in São Paulo correlates with something called ‘stress’ in Sydney (this of course is also an issue for such ideals as ‘the good life’, as you mention). Such discontents therefore need to be differentiated which presents an exciting challenge for researchers. This task of differentiation can be approached in many different ways. If you’re interested, I wrote a piece for the journal Geoforum that tries to think about how we might go about differentiating a concept such as ‘stress’ in Sydney http://dx.doi.org/10.1016/j.geoforum.2013.11.007. Because of this, and in answer to your question about a comparative study, it is the specificity and singularity of commuting events and encounters that I’ve been trying to tease out through various visual, participatory and talk-based methods in the context of Sydney. Other cities then need to be approached on their own terms, through their own culturally, historically, and geopolitically situated contexts.
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Javier Caletrío
publié le 18 Septembre 2015
David, thank you for this enlightening talk.
I like what you say about thresholds of tolerance. An interesting aspect of transport in cities like São Paulo and Rio de Janeiro is the way rising aspirations and expectations about the future of the country fed by years of high economic growth seem to have led to lower tolerance to the appalling conditions in which people commute. An important aspect of this is a shared (and mostly correct) belief that political corruption is preventing the renovation of the bus fleet. Against the optimistic discourse about Brazil’s emergence as a new economic power, people talk about the bus service as a metaphor for the country’s lack of progress towards social and cultural modernization. Passengers endure long journeys in old, overcrowded vehicles and a common complaint is that of being treated worse than animals. A key word here is ‘dignity’. And of course these appalling commuting conditions were a critical issue in the beginning of demonstrations in major cities in June last year. So there are interesting dynamics between commuting misery, inequality, trust, political legitimacy and expectations about an adequate rhythm of progress and what it means to be modern. What I like about your work is that it is a nice entry point to studying changing ideas of the good life. I was wondering in what ways the design of your research may have been different had it been a comparative study of cities in the Global South and the ‘rich North’.
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