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Bauman (Zygmunt)

Par Javier Caletrío (Sociologue)
28 Février 2017

Zygmunt Bauman (1925 - 2017) était l’un des plus grands sociologues et intellectuels de la fin du XXe et du début du XXIe siècles. Dans ses écrits, la mobilité est envisagée comme une pratique ambivalente et une dimension clé des transformations institutionnelles majeures qui traversent les sociétés contemporaines.


Vie et œuvre


La vie longue et riche de Zygmunt Baumann a été marquée par les bouleversements politiques majeurs du XXe siècle européen. Né à Poznań, en Pologne, de parents juifs non-pratiquants, Zygmunt Bauman était adolescent lorsqu’il se réfugia en URSS pour fuir l’armée nazie. Il s’engagea dans une unité militaire polonaise sous commandement soviétique et reçut en 1945 une médaille récompensant sa conduite lors des batailles de Kolberg et de Berlin. Alors qu’il n’avait pas encore trente ans, il accéda au grade de major et entra dans une unité de renseignements. Sa carrière militaire prit fin en 1953, lorsqu’il fut congédié après des prises de contact de son père avec l’ambassade israélienne, pour s’informer des possibilités d’émigration en Israël. Sans emploi, il obtint une maîtrise de sociologie et commença en 1954 à enseigner à l’université de Varsovie. Il y resta jusqu’en 1968, année où il quitta le pays avec d’autres communistes polonais d’origine juive, contraint de renoncer à sa nationalité polonaise suite à une purge politique. Ce second exil le mena à Tel Aviv puis, peu après, à Leeds, en Angleterre, où il passa le reste de sa vie à enseigner la sociologie. Cette expérience de l’exil et de la marginalisation influença sa vision du monde et le rendit sensible, toute sa vie, aux problèmes éthiques et moraux liés aux questions d’appartenance culturelle et d’exclusion sociale.

Auteur prolifique, Zygmunt Bauman a écrit plus de cinquante livres sur la modernité, le consumérisme, l’identité et la mondialisation. Modernity and the Holocaust, publié avant sa retraite en 1990 et inspiré de l’expérience de sa femme dans le ghetto de Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale, compte parmi ses œuvres les plus célèbres. Dans ce livre, il soutient que la modernité était une condition nécessaire de l’holocauste. Plutôt qu’un renversement des valeurs modernes de progrès et de civilisation, comme cela avait été écrit par d’autres penseurs, l’Holocauste a résulté de la rationalité, de la bureaucratie et de l’industrialisation modernes. Dans les années 1980 et 1990, Zygmunt Bauman apporta d’importantes contributions au débat sur la postmodernité. Il adopta toutefois une attitude plus critique à l’égard de ce terme à partir du milieu des années 1990. Plutôt que d’avoir dépassé la modernité, expliquait-il, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de modernité. Il expose cette position dans Liquid modernity 1, son livre le plus célèbre, publié après sa retraite, qui fut suivi par une série de textes plus courts développant la même thèse, comme L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes ; Vies perdues. La modernité et ses exclus ; La Vie liquide ; Liquid Fear ; Le Présent liquide . Peurs sociales et obsessions sécuritaires. Au côté d’autres théoriens des sciences sociales comme John Urry, Manuel Castells et Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman a contribué à notre compréhension des transformations qui agitent la société moderne, par le biais des métaphores des « flux » et des « fluides » 2.

La mobilité dans l’œuvre de Zygmunt Bauman


Cinq points d’entrée, interdépendants, se révèlent utiles pour comprendre la notion de mobilité dans l’œuvre de Zygmunt Bauman :

L’ambivalence

Contrairement aux idées reçues, Zygmunt Bauman n’envisage pas la mobilité de façon pessimiste ; mais il ne l’envisage pas non plus de façon optimiste. Plutôt que d’adopter une position normative, il conçoit la mobilité en termes d’ambivalence. Cela ne signifie pas qu’il la réduit à un statut d’objet purement neutre, auquel seul l’appropriation donnerait de la valeur. La mobilité est plutôt semblable à ce que les Grecs anciens appelaient Pharmakon, une substance qui est à la fois le remède et le poison.

La mobilité comme objet relationnel

Ce statut d’ambivalence est éclairé par l’idée de Zygmunt Bauman selon laquelle la mobilité est relationnelle. La mobilité de l’un n’a lieu qu’au prix de l’immobilité de l’autre. Cela signifie qu’il y a des « gagnants » et des « perdants » de la mobilité (1998 : 88). Les gagnants sont ceux qui ont la plus grande marge de liberté dans le choix de leur itinéraire de vie. Les perdants sont ceux dont les libertés sont considérablement restreintes. Pour Zygmunt Bauman, la mondialisation est une forme hautement différenciant d’organisation sociale, qui « divise autant qu’elle unit… ce qui apparaît comme la « mondialisation » à certains signifie « assigné à un lieu » pour d’autres ; signe d’une nouvelle liberté pour certains, elle fond sur beaucoup d’autres comme un destin cruel et indésirable » (1998: 2). La mobilité est le principal facteur de stratification dans le nouvel ordre mondial. Les gagnants sont les élites extraterritoriales, les « propriétaires absents » qui existent « indépendamment des unités territoriales limitées où s’exercent le pouvoir politique et culturel » (1998 :3) et qui, toujours prêtes à partir quand bon leur semble, saisissent les opportunités là où elles se présentent. Les perdants sont ceux qui sont retenus sur place et dont les possibilités d’existence sont affectées par la délocalisation du capital mondial. « Si la nouvelle extraterritorialité des élites donne la sensation d’une liberté grisante, la territorialité de ceux qui restent est moins vécue comme l’attachement à un lieu familier que, de plus en plus, comme une prison » (1998: 23). Les perdants ne sont pas seulement ceux qui sont contraints à l’immobilité, mais également ceux qui sont obligés de bouger. Zygmunt Bauman développe cette idée en s’appuyant sur les idéaux-types du « touriste » et du « vagabond », qu’il décrit comme « les métaphores de la vie contemporaine » (1996: 14).
« Comme le vagabond, le touriste est extraterritorial ; mais contrairement au vagabond, il vit cette extraterritorialité comme un privilège, une indépendance, le droit d’être libre, libre de choisir ; comme une autorisation de réorganiser le monde… Le monde appartient au touriste… pour y vivre agréablement – et donc lui donner un sens » (Bauman 1993: 241).
« Les touristes restent ou se déplacent selon leurs envies. Ils abandonnent un site lorsque des opportunités nouvelles les attirent ailleurs. Les vagabonds savent qu’ils ne s’attarderont longtemps nulle part, quel qu’en soit leur désir, car peu importe où ils restent, il est peu probable qu’ils soient les bienvenus. Les touristes se déplacent parce qu’ils trouvent le monde à leur portée (mondiale) irrésistiblement attrayant – les vagabonds se déplacent parce qu’ils trouvent le monde à leur portée (locale) intolérablement inhospitalier. Les touristes voyagent parce qu’ils le veulent, les vagabonds parce qu’ils n’ont pas d’autre choix supportable. » (Bauman 1998 : 87).
Baumann soutient qu’il y a des gagnants et des perdants car la mobilité physique et la connectivité via les technologies d’information et de communication sont le produit de relations systémiques. En conséquence, il souligne que les espaces sociaux d’immobilité (lieux de marginalisation et d’exclusion) sont le corollaire inévitable d’un monde mobile (voir Postmodern Ethics, Mondialisation, Vies perdues) 3.

La sociabilité

L’importance de la mobilité pour la sociabilité dans l’œuvre de Zygmunt Bauman ressort clairement dans Liquid Modernity . Il y décrit la mobilité comme une caractéristique clé et une dimension cruciale de la transformation sociale dans l’étape la plus récente de la modernité, amorcées dans les années 1970 et 1980, en pleine révolution de l’information et dérégulation des marchés mondiaux. Cette étape est appelée « modernité liquide », une nouvelle phase de la modernité dans laquelle la vitesse est devenue le facteur le plus important de la stratification sociale. La modernité, liée à cette accélération, est indissociable de l’érosion des anciennes formes de sociabilité. Son effet n’est pas seulement de connecter certaines personnes et d’en déconnecter d’autres simultanément, permettant ainsi une ascension sociale différentielle. Zygmunt Baumann associe surtout l’augmentation de la mobilité à un déclin des compétences permettant de tisser des liens sociaux. Avec la priorisation et réification de la vitesse, source de nouveauté, de pouvoir et de privilège, les anciens idéaux de relations solides sont vécus comme des fardeaux 4. L’engagement est vu comme l’attachement à un lieu et, de ce fait, comme la restriction des possibilités qu’offre le monde. En conséquence, les relations deviennent brèves et légères, tout aussi faciles à nouer qu’ à défaire. Leur fragilité est elle-même vécue comme une menace et une source d’anxiété. Ainsi, dans l’œuvre de Zygmunt Bauman, la connexion et la mobilité sont à double tranchant. L’ambivalence de la mobilité peut produire des effets douloureux. D’un côté on voit poindre la promesse d’un monde nouveau plein de possibilités. De l’autre, on trouve la peur d’être déconnecté, immobile et donc exclu. Si la mobilité, dans l’œuvre de Bauman, est un signe de connexion, l’immobilité est un signe d’exclusion.

L’éthique

Chez Zygmunt Bauman, l’idée d’ambivalence n’exclut pas l’analyse des implications éthiques de la mobilité. À ce sujet, il signale un paradoxe : en dépit de l’expérience sans précédent de la mobilité et de la connexion, notre capacité morale s’est peu développée 5. Cette position rattache Zygmunt Bauman à des penseurs comme Pierre Bourdieu et Luc Boltanski. La mobilité et la connexion permettent de prendre connaissance des souffrances au niveau mondial (par ex. la famine en Éthiopie), mais n’entraînent pas nécessairement le désir de changer cette situation. Le paradoxe est ainsi que dans la modernité liquide, nous en savons plus mais nous restons impuissants, et que l’accroissement de la mobilité n’a pas entraîné d’améliorations de nos capacités morales. Zygmunt Bauman est convaincu que cela pourrait changer. Toutefois, dans un monde de modernité liquide et de mobilité, où la vitesse est augmentée et où la connexion et la déconnexion sont rapides, ce qui prévaut est l’indifférence.

La politique

Le dernier point d’entrée, peut-être le plus important, est le lien entre la mobilité et la politique. Pour l’aborder, nous devons nous rappeler que, pour Zygmunt Bauman, la politique est l’ agora : le lieu où les problèmes privés deviennent des questions sociales. Le domaine de la politique a une dimension territoriale, l’ agora , la cité. Pour Zygmunt Bauman, l’ agora est menacée par la mobilité du pouvoir (sans attache et n’ayant pas à réagir à qui ou à quoi que ce soit) par sa capacité à se maintenir dans les espaces fluides de l’hypermobilité. La mobilité est l’élément permettant de s’élever au-dessus des mécanismes critiques qui définissent le domaine public de l’ agora . En ce sens, la mobilité rend la pratique de la sociologie difficile ; les mécanismes critiques existants perdent en grande partie leur pertinence, car le rôle du sociologue est précisément de transformer les préoccupations privées en problèmes publics. Pour Zygmunt Bauman, la difficulté est que l’ agora est toujours territorialisée mais que le pouvoir n’y participe pas – il se tient isolé dans les espaces d’hypermobilité réservés à l’élite (voir In Search of Politics et *Liquid Modernity ) 6.

L’art de vivre avec l’incertitude


Sur tous ces problèmes, Zygmunt Bauman propose un flux constant de questions nouvelles et stimulantes, mais n’offre que peu de réponses à son lecteur. Interrogé sur la façon de renforcer les liens sociaux dans une époque incertaine, il répond : « Un proverbe chinois de Confucius peut fournir la solution. Le voici : si tu penses en années, plante une graine ; en décennies, plante un arbre ; en siècles, éduque les gens. L’éducation est le facteur le plus important pour entraîner le changement. En même temps, on ne peut pas s’attendre à des solutions miracle. (…) C’est une erreur de penser que le changement peut être rapide. Changer le monde prend au moins 100 ans 7 ». Ainsi, Zygmunt Bauman ne propose pas de solutions faciles et rapides, mais insiste sur le fait qu’un autre monde devrait être possible. Il décrit ses essais comme des bouteilles à la mer, envoyées dans l’espoir que quelqu’un, quelque part, en fera bon usage pour questionner les vérités établies et élargir le champ des possibles 8. En attendant, selon lui, notre époque de modernité liquide est un interregnum , une période de transition vers un futur inconnu, dans lequel le plus grand défi est de développer l’art de vivre avec l’incertitude.

Critiques


Zygmunt Bauman a été décrit comme un auteur peignant avec un trop gros pinceau sur une trop grande toile. Ses diagnostics sur la société contemporaine ont été critiqués pour leur trop grande généralité (par ex. au sujet du consumérisme) et leur manque d’ancrage empirique. Ainsi, dans Liquid Modernity , il affirme que « la mobilité atteint le rang le plus élevé parmi les valeurs convoitées – et la liberté de se déplacer, denrée perpétuellement rare et inégalement distribuée, devient rapidement le principal facteur de stratification de notre époque moderne tardive ou postmoderne ». Quoique cette phrase ait été reprise par des chercheurs spécialisés sur la mobilité 9, nous disposons toujours de peu de preuves expliquant le mécanisme causal impliqué ici, ou sur l’importance de la mobilité par rapport à la question du patrimoine, par exemple, dans la formation des inégalités. Malgré cela, l’œuvre de Zygmunt Bauman a été célébrée pour la rare clarté de sa vision théorique (et aussi pour les excellentes hypothèses qu’elle fournit aux recherches doctorales !)


Bibliographie choisie


Bauman, Z., Postmodern Ethics , Oxford, Blackwell, 1993 Bauman, Z., Le coût humain de la mondialisation , Paris, Hachette, 1999 (1998) Bauman, Z., In Search of Politics , Cambridge, Polity, 1999. Bauman, Z., Liquid Modernity , Cambridge, Polity, 2000. Bauman, Z., Vies perdues. La modernité et ses exclus , Paris, Payot, 2006 (2004).

Références


Bauman, Z., Tourists and vagabonds: heroes and victims of postmodernity , Vienne, Institut für Höhere Studien, 1996. Bauman, Z., « Dividing time, or love’s labour’s lost ... », Thesis Eleven 118 (1), 3-6, 2013. Elliott, A., Urry, J. Mobile Lives , London, Routledge, 2011. Gane, N., The Future of Social Theory , London, Continuum, 2004. Rosa, H., Social Acceleration: A New Theory of Modernity , New York, Columbia University Press, 2013.

Notes

1  Zygmunt Bauman affirme que le terme de postmodernité a été un label utile et temporaire, après la prise de conscience que la modernité n’était pas suffisante pour appréhender les nouvelles transformations des années 1980. Le terme de postmodernité indiquait qu’il se passait quelque chose de nouveau et qu’il était nécessaire de chercher des cadres de référence inédits. Le problème, toutefois, est que la postmodernité suggère un dépassement de la modernité ce qui, pour Zygmunt Bauman, ne correspond manifestement pas à la réalité. La métaphore de la modernité liquide naquit de cette recherche d’un terme propre à appréhender la nature des événements en cours, tout en indiquant que nous vivions encore dans la modernité : « la caractéristique vraiment nouvelle de ce monde social, qui justifie l’utilisation du terme « liquide » pour qualifier le type actuel de modernité, en opposition à son type plus ancien, est la fluidité continue et irréparable des objets que la modernité, dans sa forme initiale, tendait à solidifier et fixer » (Bauman in Gane 2004: 19-20).

2  Dans Liquid Modernity, Zygmunt Bauman écrit : « Les liquides, contrairement aux solides, ne peuvent garder facilement leur forme. Les fluides, pour ainsi dire, ne fixent pas plus l’espace que le temps. Alors que les solides ont de nettes dimensions spatiales, mais neutralisent l’impact du temps, et réduisent donc son importance (soit en résistant efficacement à son flux, soit en le rendant accessoire), les fluides ne gardent longtemps aucune forme et sont toujours prêts (et enclins) à en changer ; pour eux, c’est donc le flux du temps qui compte, davantage que l’espace qu’ils occupent à un instant précis : cet espace, après tout, ils ne l’emplissent que momentanément. En un sens, les solides annulent le temps ; pour les liquides, au contraire, c’est surtout le temps qui compte. Lorsque l’on décrit des solides, on peut totalement ignorer le temps ; lorsque l’on décrit des liquides, laisser le temps de côté serait une grave erreur. Les descriptions de fluides sont des instantanés, au bas desquels doit figurer une date. Les fluides voyagent facilement… Ils sortent indemnes des rencontres avec des solides, alors que ces derniers, s’ils restent solides, sont modifiés – deviennent humides ou trempés… Voilà pourquoi les métaphores de la « fluidité » ou de la « liquidité » peuvent être considérées comme appropriées lorsque nous souhaitons appréhender la nature de la phase actuelle, et par de nombreux aspects inédite, de l’histoire de la modernité. » (2000 : 2).

3  Bauman affirme que, puisque la capacité à faire évoluer les choses comme on le souhaite est l’essence profonde de l’expérience de la liberté, et puisque la réussite de cela dépend inévitablement de la propension des autres à se conformer à nos souhaits, même si elles contredisent les leurs, alors la liberté est potentiellement un jeu à somme nulle, c’est-à-dire un jeu dans lequel les gains de certains joueurs correspondent aux pertes des autres. Dans ce jeu, il ne peut y avoir de gagnants sans perdants. La liberté des uns entraîne la non liberté des autres. Dans ce cas, la liberté (tout au moins la liberté positive, la capacité de faire des choses) tend à être un privilège, plutôt qu’une possession universelle également partagée » (Citation tirée de K. Tester, Conversations with Zygmunt Bauman, 2001).

4  Dans la droite ligne de l’analyse dystopique de l’accélération du rythme de la vie par Harmut Rosa (2013), Zygmunt Bauman soutient que le développement des capacités de création de lien social demande du temps et de la patience, deux ressources dont les vies connectées sont de plus en plus dépourvues : « l’effet secondaire de l’accélération est l’impatience largement soulignée des utilisateurs réguliers d’internet, et la diminution bien trop évidente de leur tolérance face au moindre retard, report ou procrastination, de façon plus aigüe et agaçante encore dans les activités en ligne que dans la vie hors ligne. Cette tolérance rétrécie se ressent dans une moindre disposition à la poursuite à long terme d’objectifs lointains et dans la diminution de la capacité mentale et émotionnelle à persister dans un effort, ainsi que dans l’abaissement de la capacité à entreprendre des tâches connues pour exiger un effort prolongé sans promesse d’effets immédiats, ou dans une tendance à abandonner ce type de tâches bien avant que leurs effets aient eu le temps de se cristalliser. Ce type d’expérience désagréable, quelle que soit sa fréquence, ne débouche généralement pas sur des attentes plus réalistes ou sur la diminution de l’impatience ; les frustrations successives tendent à produire (paradoxalement, quoique non sans l’assistance assidue et pressante des producteurs et des vendeurs de matériel numérique) une diminution supplémentaire de la patience et l’exigence de gadgets encore plus rapides, efficaces et dociles » (Bauman 2013 : 5).

5  Dans Postmodern Ethics Zygmunt Bauman explique qu’il « existe de fortes raisons de douter de la réalité du progrès moral, et en particulier du type de progrès moral que la modernité prétend promouvoir » (1993: 229). Selon lui, la tolérance et le respect de l’autre sont une disposition fragile, « conditionnelle », plutôt qu’une caractéristique humaine innée. Le risque d’un nouveau génocide réside dans le fait que l’acte d’accorder la dignité et les droits humains élémentaires à un certain groupe de personnes peut être suspendu en des circonstances spécifiques. Ces exemples de suspension morale se produisent lorsque certains aspects des relations entre les hommes sont traités, en pratique, comme « moralement neutres », comme exemptés d’une évaluation morale. La désignation d’un groupe comme un « problème » est le premier pas sur la voie de la déshumanisation qui, dans le cas de l’Holocauste, a abouti à la chambre à gaz. Toutefois, dans les sociétés contemporaines, ce ne sont pas les discours sur le « sol et le sang » qui peuvent pousser à « tourner le dos » à l’autre, en termes de responsabilité morale. Pour Zygmunt Bauman :

Le rejet de l’étranger peut éviter de s’exprimer en termes raciaux, mais il ne peut pas se permettre d’admettre qu’il est arbitraire, sous peine d’abandonner toute chance de réussite ; il s’énonce donc en termes d’incompatibilité ou d’impossibilité de mélange des cultures, ou d’auto-défense d’un mode de vie transmis par la tradition. See: https://032c.com/2016/zygmunt-bauman-love-fear-and-the-network/

6  Dans un récent entretien avec le journal espagnol El País, Zygmunt Bauman développe la question des rapports entre politique et pouvoir : « Nous pourrions décrire ce qui est en train de se passer comme une crise de la démocratie, l’effondrement de la confiance : la conviction que nos dirigeants ne sont pas juste corrompus ou stupides, mais aussi incapables. L’action nécessite le pouvoir, l’aptitude à faire des choses, et nous avons besoin de la politique, qui est la capacité à décider ce qui doit être fait. Le mariage entre le pouvoir et la politique aux mains de l’état nation n’existe plus. Le pouvoir s’est mondialisé, alors que la politique est restée aussi locale qu’avant. La politique s’est fait couper les mains. Les gens ne croient plus au système démocratique parce qu’il ne tient pas ses promesses. Nous le voyons, par exemple, avec la crise des migrants : c’est un phénomène mondial, mais nous agissons toujours selon un esprit de clocher. Nos institutions démocratiques n’ont pas été pensées pour gérer des situations d’interdépendance. La crise actuelle de la démocratie est une crise des institutions démocratiques. »

Voir : http://elpais.com/elpais/2016/01/19/inenglish/1453208692_424660.html Dans un autre entretien, avec le New York Times, Zygmunt Bauman utilise une analogie avec les concepts d’ « espace des lieux » et d’ « espace des flux » créés par Manuel Castells : « Les pouvoirs, notamment ceux qui ont le plus d’influence sur la condition humaine et l’avenir de l’humanité, sont aujourd’hui mondiaux, et vagabondent toujours plus librement (pour reprendre les travaux du sociologue espagnol Manuel Castells) dans l’ « espace des flux », en ignorant à volonté les frontières, les lois et les intérêts définis à l’intérieur des identités politiques – alors que les instruments existants de l’action politique restent, comme il y a un siècle ou deux, fixes et emprisonnés dans l’ « espace des lieux ». » Voir : https://www.nytimes.com/2016/05/02/opinion/the-refugee-crisis-is-humanitys-crisis.html?_r=0

7  Macaulay, H. (2016) An interview with Zygmunt Bauman.

http://www.thegryphon.co.uk/2016/12/06/a-conversation-with-zygmunt-bauman/

8  À propos du rôle qui peut être joué dans ce domaine par la sociologie, il cite Cornelius Castoriadis : « Une société autonome, une société réellement démocratique, est une société qui doute de tout ce qui est pré-donné et, du même coup, libère la création de significations nouvelles. Dans une telle société, tous les individus sont libres de créer, pour leur vie, les significations qu’ils veulent (et peuvent). » Voir son essai dans le recueil édité par Antony Elliott, The Contemporary Bauman.

9  Voir Elliott et Urry (2011).

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Javier Caletrío

Sociologue

Javier Caletrio (BA Economics, Valencia; MA, PhD Sociology, Lancaster) est conseiller scientifique au Forum Vies Mobiles. Il est chercheur en sciences humaines et sociales et en économie. Il s'intéresse également aux sciences naturelles et tout particulièrement à l'écologie et à l'ornithologie. Ses recherches portent sur les changements environnementaux et les transitions écologiques, en lien avec la mobilité et les inégalités. Entre 1998 et 2017, Javier était au Centre for Mobilities Research de l'université de Lancaster (GB). 



Pour citer cette publication :

Javier Caletrío (28 Février 2017), « Bauman (Zygmunt)  », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Mars 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/3537/bauman-zygmunt


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